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DE PARIS À CYTHÈRE.

les conducteurs ménagent les voitures, le tout appartenant à l’État ; — nul n’est pressé d’arriver, mais on finit par arriver toujours ; le fleuve de la vie se ralentit dans ces contrées et prend un air majestueux. « Pourquoi faire du bruit ? » comme disait cette vieille femme dans Werther.

Chacun des gouvernements d’Allemagne a donc le monopole de la circulation ; il en faut excepter les petits pays de la confédération, sillonnés par les réseaux des postes féodales du prince de la Tour-et-Taxis. Ce prince, dont tu as dû souvent entendre répéter le nom, est le marquis de Carabas de l’Allemagne. Vous demandez à qui ce château-là ? — Au prince de la Tour-et-Taxis. — À qui ces chevaux, ces voitures, ces journaux, etc. ? — Même réponse. (Car il possède aussi des journaux dans différents pays, toujours à titre féodal, notamment la Gazette des postes et le Journal de Francfort.) Ses apanages industriels sont innombrables. Ce prince, dont la principauté est imperceptible, a les revenus d’un puissant monarque ; son peuple de postillons, d’écrivains et d’ouvriers, paraît vivre heureux sous ses lois, dans une étendue de peut-être cent lieues, du nord au midi. Bien plus, il a tant de bonheur, qu’ayant un médecin toujours auprès de sa personne, et dont il avait fait un de ses ministres, que crois-tu qu’il en soit arrivé dernièrement ? C’est le médecin qui est mort ! Le prince le pleure et n’en veut plus avoir d’autre. Cet homme ne mourra jamais ; et pourtant on attend sa fin pour créer une foule de chemins de fer dont ses droits féodaux entravent de tous côtés l’exécution.

Que te dire du pays, que je parcours à l’heure qu’il est ? C’est une route assez monotone : des plaines, des montagnes ou plutôt des montées, et toujours, toujours des sapins ; la plus grande partie de l’Allemagne est ainsi ; c’est ce qui la rend si verte dans les chants des poëtes. Hâtons-nous donc d’arriver à Augsbourg, une belle vieille ville, comme nous en verrons peu de ce côté, et qui m’a rappelé les bonnes cités des bords du Rhin. Celle-là mériterait un fleuve ou un lac pour baigner