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VOYAGE EN ORIENT.

suspendues de Suez, coucous du désert ; les Turcs vêtus à l’européenne, les Francs mis à l’orientale, les palais neufs de Méhemet-Ali bâtis comme des casernes, meublés comme des cercles de province avec des fauteuils et canapés d’acajou, des billards, des pendules à sujet, des lampes-carcel, les portraits à l’huile de messieurs ses fils en artilleurs, tout l’idéal d’un bourgeois campagnard !… Tu parles de la citadelle ; la décoration qu’on t’a faite à l’Opéra doit y montrer debout encore les colonnes de granit rouge du vieux palais de Saladin ; moi, j’y ai trouvé, dominant la ville, une vaste construction carrée qui a l’air d’un marché aux grains, et qu’on prétend devoir être une mosquée quand elle sera finie : c’est une mosquée, en effet, comme la Madeleine est une église ; les gouvernements modernes ont toujours la précaution de bâtir à Dieu des demeures qui puissent servir à autre chose quand on ne croit plus en lui !

Oh ! que suis curieux d’aller voir à Paris le Caire de Philastre et Cambon ; je suis sûr que c’est mon Caire d’autrefois, celui que j’avais vu tant de fois en rêve, qu’il me semblait, comme à toi, y avoir séjourné dans je ne sais quel temps, sous le règne du sultan Baïbars ou du calife Hakem !… Ce Caire-là, je l’ai reconstruit parfois encore au milieu d’un quartier désert ou de quelque mosquée croulante ; il me semblait que j’imprimais les pieds dans la trace de mes pas anciens ; j’allais, je me disais : « En détournant ce mur, en passant cette porte, je verrai telle chose ; » et la chose était là, ruinée mais réelle.

N’y pensons plus ! ce Caire-là gît sous la cendre et la poussière, l’esprit et les besoins modernes en ont triomphé comme la mort. Encore dix ans, et des rues européennes auront coupé à angles droits la vieille ville poudreuse et muette, qui croule en paix sur les pauvres fellahs. Ce qui reluit, ce qui brille, ce qui s’accroît, c’est le quartier des Francs, la ville des Anglais, des Maltais et des Français de Marseille. Oh ! ne viens pas voir celle-là qui dévore l’autre, cet entrepôt du commerce des Indes, ce comptoir florissant du seul négociant de l’Égypte, ce ma-