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LES NUITS DU RAMAZAN.

madame Meunier ce que pouvait être cette liqueur qui m’avait été vendue comme rafraichissement, et dont je n’avais pu supporter la première gorgée : était-ce une limonade aigrie, une bavaroise tournée, ou une liqueur particulière au pays ?

La confiseuse et ses demoiselles éclatèrent d’un fou rire en voyant le flacon ; il fut impossible de tirer d’elles aucune explication. Le peintre me dit, en me reconduisant, que ces sortes de liqueurs ne se vendaient qu’à des Turcs qui avaient acquis un certain âge. En général, dans ce pays, les sens s’amortissent après l’âge de trente ans. Or, chaque mari est forcé, lorsque se dessine la dernière échancrure de la lune du Baïram, de remplir ses devoirs les plus graves… Il en est pour qui les ébats de Caragueus n’ont pas été une suffisante excitation.

La veille du Baïram était arrivée : l’aimable lune du Ramazan s’en allait où vont les vieilles lunes et les neiges de l’an passé, — chose qui fut un si grave sujet de rêverie pour notre vieux poète François Villon. En réalité, ce n’est qu’alors que les fêtes sérieuses commencent. Le soleil qui se lève pour inaugurer le mois de Schewal doit détrôner la lune altière de cette splendeur usurpée, qui en a fait pendant trente jours un véritable soleil nocturne, avec l’aide, il est vrai, des illuminations, des lanternes et des feux d’artifice. Les Persans logés avec moi à Ildiz-khan m’avertirent du moment où devaient avoir lieu l’enterrement de la lune et l’intronisation de la nouvelle ; ce qui donnait dieu à une cérémonie extraordinaire.

Un grand mouvement de troupes avait lieu cette nuit-là. On établissait une haie entre Eski-Sérall, résidence de la sultane mère, et le grand sérail, situé à la pointe maritime de Stamboul. Depuis le château des Sept-Tours et le palais de Bélisaire jusqu’à Sainte-Sophie, tous les gens des divers quartiers affluaient vers ces deux points.

Comment dire toutes les splendeurs de cette nuit privilégiée ? comment dire surtout le motif singulier qui fait, cette nuit-là, du sultan le seul homme heureux de son empire ? Tous les fidèles ont dû, pendant un mois, s’abstenir de toute pensée d’a-