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LES NUITS DU RAMAZAN.

— Ton aïeul, homme… artiste, ton maître et ton patron : je fus Tubal-Kaïn.

Plus ils s’avançaient dans la profonde région du silence et de la nuit, plus Adoniram doutait de la réalité de ses impressions. Peu à peu, distrait de lui-même, il subit le charme de l’inconnu, et son âme, attachée tout entière à l’ascendant qui le dominait, fut toute à son guide mystérieux.

Aux régions humides et froides avait succédé une atmosphère tiède et raréfiée ; la vie intérieure de la terre se manifestait par des secousses, par des bourdonnements singuliers ; des battements sourds, réguliers, périodiques, annonçaient le voisinage du cœur du monde ; Adoniram le sentait battre avec une force croissante, et il s’étonnait d’errer parmi des espaces infinis ; il cherchait un appui, ne le trouvait pas, et suivait sans la voir l’ombre de Tubal-Kaïn, qui gardait le silence.

Après quelques instants qui lui parurent longs comme la vie d’un patriarche, il découvrit au loin un point lumineux. Cette tache grandit, grandit, s’approcha, s’étendit en longue perspective, et l’artiste entrevit un monde peuplé d’ombres qui s’agitaient, livrées à des occupations qu’il ne comprit pas. Ces clartés douteuses vinrent enfin expirer sur la mitre éclatante et sur la dalmatique du fils de Kaïn.

En vain Adoniram s’efforça-t-il de parler : la voix expirait dans sa poitrine oppressée ; mais il reprit haleine en se voyant dans une large galerie d’une profondeur incommensurable, très-large, car on n’en découvrait point les parois, et portée sur une avenue de colonnes si hautes, qu’elles se perdaient au-dessus de lui dans les airs, et que la voûte qu’elles portaient échappait à la vue.

Soudain il tressaillit ; Tubal-Kaïn parlait :

— Tes pieds foulent la grande pierre d’émeraude qui sert de racine et de pivot à la montagne de Kaf ; tu as abordé le domaine de tes pères. Ici règne sans partage la lignée de Kaïn. Sous ces forteresses de granit, au milieu de ces cavernes inaccessibles, nous avons pu trouver enfin la liberté. C’est là