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qu’il montait, il ne m’avait vu qu’un moment ; j’étais fort changé, il ne me reconnut point. Pendant la traversée, je trouvai le moyen de former quelque liaison avec lui et de le faire souvent parler de sa femme. Il l’aimait à la folie ; mais il ne paraissait pas aussi persuadé qu’elle eût pour lui les mêmes sentiments : et, sans s’ouvrir absolument à moi, il laissait souvent échapper qu’il n’était pas heureux. Je me gardai bien de compromettre dans son esprit celle qui m’était si chère.

« Nous arrivâmes enfin à Bordeaux. Le lendemain du débarquement, comme nous allions visiter ensemble quelques endroits curieux, nous fûmes accostés, dans une rue détournée et peu passagère, par deux hommes, dont l’un, que je reconnus aussitôt, était mon heureux rival. Ce fut lui qui porta la parole : furieux et tirant en même temps l’épée : — M. de Kerlandec, dit-il, se remet sans doute où et comment nous nous sommes vus il y a seize ans ? — Kerlandec pâlit, son adversaire le chargea, le combat fut terrible. Il fallut de même me défendre contre le compagnon de mon rival ; notre parti fut malheureux. M. de Kerlandec fut tué. Je reçus une blessure profonde, les vainqueurs eurent le bonheur de s’esquiver sans être vus.

« Cependant quelqu’un survint ; la justice se mêla de cette affaire. Je ne songeai point à prendre un autre nom que celui de Robert, que j’avais coutume de porter. Je fus soigné et détenu. On fit part de la procédure à Mme de Kerlandec, qui, sortie après la mort de son beau-père d’un couvent où celui-ci l’avait renfermée, était retournée chez elle à Paris. Son étonnement fut extrême d’apprendre que je m’étais trouvé avec son époux à Bordeaux, et qu’on m’avait relevé blessé en même temps que lui mort. Elle manda que ce Robert lui était suspect et que, si j’étais le même qu’une ridicule passion avait déjà rendu coupable de plusieurs actions violentes, je pourrais bien avoir suscité la fatale aventure à son mari, ou m’être battu moi-même contre lui. J’eus beau faire serment de la vérité, désigner le