Les balles sifflent à ses oreilles. Il est encore debout et l’objectif est proche.
Tac-a-tac-a-tac-a-tac !
Il éprouve une sensation de brûlure à la tête. Un liquide chaud suinte dans son casque.
Une ombre passe près de lui, courant et sacrant. On dirait Rosaire. Il s’élance sur ses pas. Tous deux contournent les mitrailleuses, l’un suivant l’autre.
Sarment ouvre la porte de l’abri et lance sa grenade. Les boches tombent pêle-mêle, déchiquetés. L’un d’eux trouve la force d’user de son revolver contre Sarment qu’il blesse.
Le capitaine surgit et le venge.
L’objectif est atteint.
II
BULLY-GRENEY
— En plein dedans, mon adjudant ! clame un petit cuistot, sale et dépenaillé, mais gras et rubicond, sur le ton désinvolte d’un « titi » qui vit, dans une guinguette des environs de Paris, le palet de métal s’engouffrer dans la gueule distendue de la grenouille.
Ici, la grenouille, c’est la fosse des mines ; le palet, un des « 420 » que crache l’énorme Bertha.
Une foule, curieuse et disparate, massée sur la place de Bully-Greney, assiste au marmitage, avec une insouciance du danger qui tient beaucoup plus de l’ignorance que de la bravoure.
Il y a là des civils, mineurs qu’on a jugés plus utiles à leur mine qu’aux tranchées, aussi les femmes et leurs petits, enfin, les embusqués du front, scribes, cuistots, infirmiers, chevaliers de la plume, de la cuiller à pot, ou du clysopompe.
Ni héros, ni lâches, ils assistent de tout près au terrible jeu, sans songer à leurs propres risques, ainsi que des badauds regardent une bataille de rue sans penser aux coups qui s’égarent !
Ce n’est pas eux que les boches visent — avec une précision mathématique, d’ailleurs — c’est la Fosse ! Alors, pourquoi éclats ou débris viendraient-ils les atteindre ?
Cependant, premier avertissement, sommation narquoise et menaçante, un morceau d’acier tourbillonne avec un ronflement de toupie, frappe un mur avec un claquement de fouet, et coupe, entre les deux mains, le manche à balai d’une petite vieille qui, indifférente, l’esprit ailleurs — près de son fils peut-être — nettoyait son perron. Elle regarde avec humeur l’objet mutilé, désormais inutile, puis, réalisant soudain que le danger vient de la frôler, elle brandit les deux tronçons, dans un geste de malédiction et, prise de panique, elle entre se barricader dans sa maison.
Un mouvement se dessine parmi les spectateurs, de ces mouvements de recul, hésitants au début pour bientôt devenir frénétiques. Mais une clameur s’élève et l’on oublie de fuir :
— Le feu !
Une gerbe de flammes s’élève de la Fosse.
La Fosse ! Pour les hommes présents, pour les civils du moins, c’est le prétexte de rester au foyer, c’est le gagne-pain, la mère nourricière, qui recèle à cette heure, dans les profondeurs de ses flancs, l’équipe de jour. On songe à ces malheureux qui, en ce moment, fuient, dans une galopade effrénée, l’incendie souterrain. À quelques kilomètres, à la Fosse No 2, ils trouveront une issue… peut-être. Peut-être aussi le tir de l’ennemi les y aura précédé et ils devront reprendre leur fuite éperdue, vers Calonne ou les Brebis, poursuivis par les flammes, l’éboulement et l’asphyxie.
Ceux qui sont à la surface n’ont pas hésité ; sans se soucier que d’autres obus peuvent venir, ils se précipitent à la défense de la Fosse en flammes.
Les curieux s’écartent. C’est la 2ème compagnie du 22ième Canadien qui rentre à son cantonnement de repos, après avoir été décimée dans l’attaque de la ville.
En tête, le capitaine Marville, se redresse un peu, malgré l’épuisement et la blessure de son front bandé. Les hommes suivent, mornes et bas, le regard encore embué par la vision du cauchemar, le corps courbaturé sous la couche de boue séchée.
Plusieurs portent des pansements : les malchanceux, dont la blessure n’est pas assez grave pour motiver l’évacuation. On devine les nombreux vides. Sous les regards de sympathique pitié, les débris de la compagnie défilent, indifférents et résignés, silencieux et atones, si absents, si lointains, qu’on dirait des fantômes.
Ils marchent, comme des automates, guidés par la voix d’une vieille folle qui, dans sa cuisine à l’âtre éteint, répète avec angoisse la seule phrase qu’on lui connaisse :
— J’ai faim !
Lorsqu’ils sont venus pour la première fois, la petite vieille était là, recroquevillée sur une chaise, avec son regard lointain et son teint rose. Ils l’ont saluée cordialement, avec cette joie enfantine, qu’ils éprouvaient toujours, à montrer que, sous l’uniforme khaki, ils parlaient la bonne langue française.
La petite vieille a jeté, en réponse, sa plaintive mélopée :
— J’ai faim ! J’ai faim !
L’un d’eux a répondu gaiement, mélangeant l’argot de tranchée à la rude langue du pays natal :
— Ben, si t’as faim, la petite mère, ça s’adonne que tu vas becqueter à ton goût !
Ils ont sorti leurs biscuits et leurs conserves, puis lui ont présenté de pleines gamelles de riz, qu’elle a dévorées, insatiable, sans mâcher, ne s’interrompant que pour lancer son cri de misère :
— J’ai faim !
Ils ont compris qu’elle était folle. Bons garçons, ils l’ont nourrie, sans se soucier qu’à jeun ou gavée, elle chantait toujours la même chanson :
— J’ai faim !
À chaque relève, ils la retrouvent au cantonnement ; ils sont habitués à l’entendre se lamenter et ne s’en inquiètent plus, sachant bien qu’en leur absence, d’autres l’ont nourrie.
Aujourd’hui, personne ne prend garde à elle. Tous sont trop las. Ils marchent, du même