— Attendez, chef !… Vous prendrez bien un petit verre de fine champagne ?… En voici d’excellente !… Là, tenez !… À votre santé !… Un cigare ?… Ils sont parfaits… Je les reçois directement de la Havane, marqués à mon chiffre !…
— Voyez-vous, mon cher ami, grâce au succès de mes entreprises, je me suis acquis dans ce pays, en quelques mois, une certaine popularité dont je dois supporter les conséquences. Journellement, je reçois les suppliques de pauvres diables, demandant mon appui financier pour leur « donner une chance », soit de « partir » un petit commerce, soit de sortir d’une méchante impasse. Ces demandes sont trop nombreuses, et souvent trop ridicules, pour que je leur donne à toutes satisfaction, mais il m’arrive, quand je suis de belle humeur, de prendre plaisir à répandre la joie parmi les pauvres gens qui ont eu l’idée de s’adresser à moi.
— Vous me prenez justement dans un de ces moments-là !
— Je viens de faire une transaction très rémunératrice et je m’en voudrais de ne pas donner une parcelle de mon bénéfice, pour libérer un malheureux qui a mis en moi tout son espoir.
— Mais, mon cher Monsieur Gravel, ce Luc Valade est un personnage peu intéressant, que nous avons traqué avec plus d’acharnement que ses collègues, parce que sa boisson frelatée constitue un réel danger pour la santé de nos concitoyens. Votre générosité serait donc bien mal employée à son profit et je ne saurais trop vous conseiller de le laisser s’amender sous notre garde.
— Bah ! le fait de s’être vu arrêter suffira peut-être à le ramener à de meilleurs sentiments ?
— Ah ! comme on voit bien, mon cher Monsieur Gravel, que vous ne connaissez pas le cœur de ces malfaiteurs endurcis, sans foi, ni loi !
— Ma foi ! j’avoue que je n’ai jamais eu l’occasion d’être en rapport avec eux, mais êtes-vous certain qu’ils soient inaccessibles au repentir ?
— J’en veux tenter l’expérience. Je vais payer le cautionnement de ce malheureux ; vous me l’enverrez et je le sermonnerai.
— Ce sera peine perdue, je puis vous l’affirmer.
— En tout cas, quand vous me voyez disposé à accomplir un acte charitable, vous auriez mauvaise grâce à m’en dissuader ! D’ailleurs, si j’échoue à convertir votre homme, Dieu me tiendra compte d’une pensée de pitié.
— Permettez-moi de m’étonner de trouver, chez un brasseur d’affaires, des sentiments aussi humanitaires !… Quoiqu’il en soit, je n’ai pas le droit de m’opposer davantage à ce que vous croyez être une bonne action. Toutefois, je dois vous dire que le cautionnement requis est de mille piastres ; c’est peut-être un peu cher pour « sortir » un homme qui vous est complètement étranger !
— Soyez bien persuadé, chef, que si je le connaissais un tant soit peu, je le laisserais expier ses fautes, mais je trouve touchant cette confiance qu’il témoigne envers un inconnu et je ne veux pas la décevoir !… Voici mon chèque et envoyez-moi votre prisonnier.
— À votre aise, Monsieur Gravel, mais ne vous faites pas de vaines espérances sur sa conversion.
— Nous verrons cela !… Allons, au revoir, mon cher ami !
Une fois seul, l’industriel put donner libre cours à sa colère impuissante. Ainsi, malgré l’application qu’il avait apportée, non seulement à sa métamorphose, mais aussi à la comédie de chaque jour, un homme, tapi dans l’ombre d’un bouge, tel une araignée à l’angle de sa toile, un homme — et quel homme ! — avait su le reconnaître et le lui faire savoir par un chantage effronté.
En effet, pour lui, cette demande de cautionnement et le ton sur lequel elle avait été faite, signifiaient clairement qu’en cas de refus, Lorenzo Lacroix, alias Luc Valade, était prêt à démasquer Joseph Lespérance, alias Paul Gravel.
Et alors ?…
Encore une fois, son crime se dressait devant lui et ce n’était plus à une jeune femme, ni à une jeune fille qu’il avait affaire, mais au bandit le plus adroit et le plus audacieux ! Il n’y avait qu’un moyen de se débarrasser de cet adversaire redoutable. Lui offrir une somme importante pour qu’il quitte le pays, qu’il disparaisse à tout jamais !… Y consentirait-il ?… S’il