Page:Nanteuil, L’épave mystérieuse, 1891.djvu/301

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tions contraires des médecins. Ceux-ci, d’ailleurs, ne s’occupaient plus guère de ce malade, qui, non seulement voulait vivre ou mourir avec ses jambes, mais encore refusait des opérations partielles, comme de se laisser extraire un ou deux os, par-ci, par-là. Étonnés, même légèrement indignés, les chirurgiens répétaient :

« Pourquoi le major Keith n’a-t-il pas encore la gangrène ? On n’y conçoit absolument rien, vu l’état de ses plaies, dont aucune ne se cicatrise. »

Un jour, Keith, étant seul avec Le Toullec et personne ne pouvant les entendre, lui dit :

« Je désire ne pas contrarier ma cousine, qui est protestante, ou affliger Mlle de Résort, en leur parlant de cette préparation à ma fin probable. Mais, commandant, pourriez-vous ce soir m’amener un prêtre de votre foi ?

— Vous êtes donc catholique ? répliqua Le Toullec ; nous ne nous en doutions pas.

— Sûrement ! les Keith l’ont toujours été. Après cet entretien, j’en aurai plus de courage pour vous dire au revoir. »

Le Toullec était bouleversé par l’émotion, presque tenté aussi de rester à Scutari, et de laisser Marine et son père s’embarquer seuls. Cependant il ne s’y décida pas, et le lendemain, ainsi qu’il l’avait dit, Keith, réconforté, restait maître de lui en souhaitant un heureux voyage à Marine qui pleurait. Les jeunes infirmières et jusqu’à la stricte Mrs  Arnold pleurèrent aussi en embrassant cette enfant dont l’amabilité, la grâce et l’égalité d’humeur avaient charmé bien de tristes heures auprès de pauvres blessés souvent fort impatients et agacés.

Marine n’osa pas avouer combien elle eût aimé demeurer encore. L’amiral désirait partir, Paul écrivait que sa mère ne reprenait aucune force et restait en proie à des insomnies, imaginant son mari très malade et Ferdinand blessé.

Sur le même bâtiment qui les avait amenés deux mois auparavant, M. de Résort et ses compagnons quittèrent Scutari au commencement de mai, laissant Harry Keith chrétiennement résigné. Le major leur dit adieu avec un doux sourire. Tout bas, après l’avoir embrassé, s’adressant à Le Toullec, il ajouta : «  Répétez à Résort combien je l’aimais et pensais à lui ; vous parlerez aussi de moi de temps en temps avec ma chère petite garde, n’est-ce pas, mon ami ? et merci à tous deux. »

Le soleil se couchait, éclairant le Bosphore de ses feux rouges lorsque le Pirée entra dans les Dardanelles. Le spectacle était encore plus merveilleux qu’à l’arrivée, mais sur le pont du paquebot régnait une grande tristesse. Quantité d’officiers revenaient malades, souffrant