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L’ÉPAVE MYSTÉRIEUSE

Scutari elle partageait le labeur des diaconesses anglaises à l’ambulance britannique ; consacrant les matinées à son père, toutes les après-midi, escortée par le commandant Le Toullec, elle franchissait à pied ou en voiture la distance qui séparait l’habitation du négociant grec, située auprès de Kadi-Keui, des hauteurs de Scutari, où se trouvait l’hôpital.

Scutari a été construit en amphithéâtre, sur le Bosphore, en face de Constantinople, dont elle est presque un faubourg. Tous les riches Turcs ont là et aux environs de superbes propriétés, et le sultan y possède un château. Les Turcs de qualité ne voudraient pas être enterrés autre part. Rien n’est plus charmant d’ailleurs, plus riant et moins funèbre, que les cimetières musulmans. Ils servent de lieu de promenade. Les dames s’y promènent librement, voilées il est vrai, mais sous une garde assez peu sévère. Pour Marine, c’était un grand sujet d’étonnement, ces visites dans les cimetières et ces réunions joyeuses dans le champ de la mort, qu’elle traversait souvent en sortant de l’ambulance, et suivie de son vieil ami.

Peu d’hommes furent mieux appréciés à Scutari que the old french commodore, comme on désignait Le Toullec à l’hôpital, où, aidant les infirmiers, il amusait les convalescents et vidait sa bourse dans les poches des soldats guéris. Ensuite, lorsque le père et la fille essayaient de lui exprimer leur reconnaissance, il mettait ses mains sur ses oreilles.

Malgré les objets de toutes sortes envoyés de France, d’Angleterre, d’autres pays même, en dépit des soins et du dévouement des médecins, des infirmiers, les secours furent insuffisants et les épidémies gagnèrent les salles encombrées. On traversa des mois terribles.

À Péra, à Constantinople comme à Scutari, il fallut vite étendre les places réservées aux chrétiens dans les cimetières. Bien souvent Marine et son compagnon revenaient le cœur très gros après avoir vu mourir un officier ou un soldat dont la veille encore on espérait la guérison.

Une après-midi, dans la salle où étaient de service ses jeunes amies du Pirée, Marine trouva l’une d’elles les yeux pleins de larmes.

« Ah ! ma chère, s’écria miss Jane Mac-Allen, cette guerre est une chose horrible ; je ne l’ai jamais autant senti que ce matin en recevant au milieu d’un convoi de blessés un de mes cousins, lord Keith, dans un état presque désespéré, les deux jambes fracassées par un éclat d’obus.

— Lord Keith, répliqua Marine, ne se nomme-t-il pas Harry ? N’est-il point officier d’artillerie ?

— Oui, le connaîtriez-vous ?

— Non, Jane, pas moi, mais mon frère, dont toutes les lettres par-