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L’ÉPAVE MYSTÉRIEUSE

enfin la manœuvre, mais en se demandant par quelle intuition, au milieu de cette pluie aveuglante, le commandant peut avoir choisi la place où il compte échouer son vaisseau.

La trinquette bordée donne une impulsion très vive au bâtiment, dont cependant les ancres, mouillées à dessein, entravent la course. La barre se maintient droite. L’équipage reste haletant. Les lames déferlent toujours, moins dures à présent qu’on marche de plus en plus vite.

« Si les petites ancres manquent, dit tout bas le commandant en second, si la barre dévie, nous allons nous briser contre les falaises.

— Nous ne nous briserons pas et la barre restera en ligne, répond le commandant qui a entendu. Mais à la volonté de Dieu, » ajoute-t-il en faisant le signe de la croix. Plusieurs l’imitèrent, que d’autres aperçurent. Une courte mais fervente prière fut alors adressée par ces huit cents hommes prêts à paraître devant leur Dieu.

Tout à coup le bâtiment reçoit un choc formidable. Quantité de matelots, plusieurs officiers sont renversés.

« Larguez la chaîne des ancres ! » crie le commandant.

À ce moment, on aperçoit une chose blanche qui se dresse devant le bâtiment ; c’est une haute muraille, une espèce de digue, probablement construite pour arrêter la dune. Les vagues déferlent encore à l’arrière, mais le beaupré et le gaillard d’avant se trouvent enfoncés dans le sable, et si profondément, que le navire ne bouge plus ; immobile et droit, il va rester sur cette plage… Sauf quelques matelots blessés au cours de la lutte, tous les officiers, tous les hommes sont encore là debout !…

Le commandant Jéhenne avait habilement calculé et manœuvré en se dirigeant vers une anse à peine large de quarante mètres, dont il se souvint au moment du danger pour l’avoir reconnue quelques jours auparavant. S’il eût dévié sur bâbord ou tribord, le vaisseau se brisait contre des roches aiguës ; mais la barre resta droite.

Quatre heures piquaient au moment de l’échouage ; immobiles, les hommes admiraient leur chef debout sur la dunette et vivement éclairé par cette teinte embrasée qu’ont les rayons du soleil couchant aux jours des tempêtes.

Le commandant entendit une grosse pendule placée dans son salon sonner l’heure à son tour, et alors, comme si rien d’extraordinaire ne se fût passé, il s’adressa à son second :

« Qu’on fasse souper l’équipage, » dit-il. Ensuite, pour la première fois depuis trente heures, il descendit dans son appartement. Quelques officiers dînèrent, an carré, de ce qu’ils y trouvèrent. Per-