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L’ÉPAVE MYSTÉRIEUSE

À l’aile droite de l’armée alliée, les Anglais combattirent aussi vaillamment. Deux fois le prince Menschikoff crut avoir définitivement repoussé les troupes anglaises, qui deux fois, à Bourliouk, se reformèrent en prenant l’offensive. Enfin la cavalerie légère et les highlanders, à l’arme blanche, délogèrent les Russes de toutes leurs positions, pendant que le maréchal de Saint-Arnaud envoyait des renforts à lord Raglan. Le premier disait le lendemain :

« Les Anglais ont été héroïques, mais dès l’abord j’ai couru et ils ont marché[1]. »

Le général en chef passa toute l’après-midi debout. Sur un mamelon découvert, autour duquel tombaient et éclataient des bombes, très calme, il donnait des ordres et répondait aux messages des généraux. À la fin de la journée il se rendit sur le plateau de la grande montagne, où, à la tête de sa division, le général Canrobert combattait encore malgré une blessure reçue à la tête. En passant devant leur colonel et les débris du régiment de zouaves, le maréchal se découvrit et s’écria : « Merci, zouaves ! »

La bataille est gagnée, le centre et l’aile droite de l’armée ennemie sont débordés ; ses morts et ses blessés couvrent le sol. Le prince Menschikoff opère sa retraite sur la Katcha[2]. Le jour baisse, alors le maréchal arrête la poursuite.

La nuit tombe, des feux de bivouac illuminent les hauteurs et les pentes depuis l’Alma. Nos troupes établissent leurs tentes et les soldats épuisés font la soupe. Grisés par le succès, ils rient et chantent d’abord ; mais ils se taisent bientôt, parce que les gémissements des blessés s’élèvent de toutes parts.

Pour transporter ceux-ci, les cacolets, les infirmiers se trouvèrent encore une fois en trop petit nombre. Les médecins et les aides de bonne volonté se multiplièrent cependant, mais rien n’avait été suffisamment prévu… Ces soirs et ces lendemains de batailles amènent des heures terribles pour les chefs.

Assis devant sa tente, le maréchal se fait rendre compte de tout, il a un mot, un souvenir, une promesse pour tous, il ne sent plus ses souffrances ; mais il paraît anéanti, ses yeux seuls vivent et brillent du feu de la fièvre au milieu de sa figure amaigrie.

On le presse d’aller se reposer.

  1. Aussi les pertes ne furent-elles pas égales : deux mille tués et blessés pour l’armée alliée, dont mille trois cents Anglais.

    Les Russes eurent plus de cinq mille hommes hors de combat, dont mille neuf cents tués et sept cent cinquante prisonniers.

  2. Les ennemis se replièrent en bon ordre. Le prince Menschikoff et les généraux russes firent bivouaquer cette nuit-là l’armée sur la Katcha et le lendemain sous les murs mêmes de Sébastopol.