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vivent, meurent et se succèdent des familles nombreuses (la plupart métis), dont les chefs seuls descendent à terre pour les transactions commerciales. Sans mâture et sans gouvernail, ceux qui manœuvrent ces baises savent éviter chocs et rencontres, faisant preuve d’une merveilleuse habileté, en ne s’aidant que de longues perches.

Avec le flux, ces baises apportent à la ville les produits de la mer ou les marchandises déposées à l’embouchure du fleuve ; après quoi, le jusant ramène ces îles flottantes chargées des produits du pays, surtout des petits cochons noirs très estimés et demandés par les bâtiments à l’ancre dans le golfe. Les radeaux s’arrêtent toujours la nuit ou lorsque le courant se renverse avant qu’ils arrivent à destination ; alors ils mouillent sur de petites ancres, mais en laissant un espace entre le rivage et la barque, à cause des caïmans, car dans les rivières de l’Amérique du Sud ces hideuses bêtes pullulent d’une manière incroyable. Souvent, en se promenant, on croit apercevoir à quelques pas de nombreux troncs d’arbres abattus, épars le long du fleuve : ce sont des caïmans endormis au soleil. Sautant à l’eau au moindre bruit, ils n’attaquent pas l’homme debout. Mais malheur à qui tombe à terre ou dans le fleuve ! Les voraces entourent les bâtiments, attendant une proie à dévorer, et se disputant tout ce qu’ils peuvent atteindre, depuis les reliefs des repas jusqu’à de vieux souliers. Leurs horribles têtes émergées, leurs yeux braqués, ils font sentinelle nuit et jour. Pour les gens de la Coquette, ces animaux devenaient une réelle distraction ; puisqu’on ne pouvait descendre à terre après le dîner, on donnait à manger aux reptiles ; alors ils assiégeaient littéralement la corvette.

« Ça, pov’bêtes, disait un nègre, matelot à bord ; ça, malheu’eux animal ; li toujou’faim, li jamais assasié ; pas faute à li, si li a g’os, g’and estomac. »

Un soir, la Coquette se balançait doucement, mouillée sur deux ancres, tandis que le flot montant se brisait le long du bord avec un léger clapotis, en courtes lames phosphorescentes. Comme toujours, aux environs de l’équateur, la nuit tomba, succédant au jour tout d’un coup et sans crépuscule ; les fanaux allumés n’éclairaient qu’à une petite distance ; la pleine lune allait bientôt paraître. Aucun bruit à bord, l’équipage reposait déjà ; seulement, là-dessous et aux alentours, les caïmans faisaient rage. « Eux pas soupé, su’et ce’tain, » murmurait le nègre, qui était de la bordée de quart.

Tout à coup la corvette fut secouée avec violence, et à la même seconde des cris effroyables retentirent et se répétèrent, des cris n’ayant rien d’humain, suivis d’appels désespérés, ceux-là poussés par des femmes et des hommes, bien certainement.