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à travers le grönland.

soupe est incomplètement cuite, il déclare ne plus vouloir en manger et fait une mine qui nous amuse tous. Maintenant Balto, lui aussi, n’a plus faim ; il avale la soupe, lui trouve même très bon goût ; mais la viande, il la dépose près de lui dans une flaque d’eau, pensant que je ne verrai pas son manège. Il peut dire, déclare-t-il, comme le prophète Élie : « Seigneur, ce que j’ai à manger, je ne puis le manger ». Je m’efforce de lui prouver que le prophète n’a jamais rien dit de pareil, et qu’il s’empressait d’avaler ce que le Seigneur lui envoyait. L’apôtre Pierre a bien formulé une pareille plainte, mais c’était en rêve, elles mots sont employés au figuré. Voilà ce que je m’efforce de faire comprendre à Balto, mais je n’y réussis guère. Le bonhomme hoche la tête d’un air de doute ; et seuls les « païens » cl les animaux, affirme-t-il, mangent de la viande crue. Pour consoler les Lapons, nous leur donnons à chacun un biscuit.

« Aujourd’hui Dietrichson et Kristiansen se plaignent de douleurs dans les yeux. Je recommande en conséquence à tout mon monde de porter toujours des conserves.

« Aucun changement dans l’étal des glaces. Durant l’après-midi, dérive rapide vers le sud. La nuit dernière, le courant nous avait éloignés de terre, maintenant nous nous en rapprochons.

« Dans l’après-midi, nous sommes par le travers de Skjoldungen, une île souvent mentionnée dans le voyage de Graah. Depuis Igdloluarsuk, la côte est hérissée de pics aigus aux formes fantastiques. Le soir surtout, au coucher du soleil, le panorama est particulièrement grandiose.

« La houle augmente toujours, bien que nous soyons loin de l’iskant ; au large la mer doit être forte.

« Maintenant les nuits sont froides ; sous les sacs de couchage nous entassons tout ce que nous pouvons, des prélarts, des imperméables, afin de rendre notre installation aussi confortable que les circonstances le permettent.

« Je veille le premier quart, pour achever le croquis de la côte. À la latitude où nous nous trouvons maintenant, les nuits commencent à devenir obscures : pareil travail est par suite difficile à cette heure tardive.

« L’air est calme, seul le bruit du ressac trouble le silence de la