LE THÉÂTRE 9I7
tion. L'amour est pour moitié dans les mobiles qui gouvernent les héros de tragédie, l'amour-passion, l'amour-désir, à l'exclusion même de la tendresse et de l'attachement qui, dans la vie réelle, prolongent et enrichissent un sentiment somme toute assez rare. Quel rôle joue cette passion impérieuse dans la destinée des héros véritables ? Un rôle tout accidentel, sans lien, le plus souvent, avec leurs passions dominantes. De quel poids pèse-t- elle dans l'impartiale balance de ce magnifique peseur d'hommes qu'est Thucydide ? Quelle place a-t-elle chez un Tacite ou un Plutarque, quelle place même parmi les secrets d'alcôve d'un Suétone ? Aussi, dans ses drames historiques, où Shakespeare la relègue-t-il ? Il n'y asservit ni Coriolan, ni Jules César, ni tant de princes dont il raconte le règne. Marc-Antoine paie avec splendeur pour tous les autres ; c'est assez aux yeux de Shakespeare.
Il y a plus encore. La logique même des sentiments et la manière dont elle gouverne les faits matériels de la tragédie est contraire à tout ce que les historiens nous racontent d'un événement tant soit peu étendu. Même dans les vies les mieux conduites, dans celles d'un Napoléon ou d'un Périclès, il y a place pour le hasard, le tâtonnement, l'erreur, l'accident, les sentiments collectifs et obscurs. Les plus grands hommes ne dominent les événements que par instants ; presque toujours ils y obéissent. Or cette humiliation de l'individu par l'événe- ment anonyme et par les forces inintelligentes, c'est pour l'auteur tragique la négation même de son art. Il fait une part assez large à l'histoire dans les antécédents de sa pièce, mais une fois le rideau levé, ** rien ne va plus ". Les personnages doivent désormais se suffire comme une famille de Robinsons. Il ne leur est plus permis d'avoir de rapports avec le monde extérieur. Leurs évolutions tracent de belles figures parmi lesquelles toute intrusion de nouveaux événements et de nouveaux personnages est une tache ou une tricherie. Ils n'ont droit qu'aux événements qu'ils fabriquent eux-mêmes, c'est-à-
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