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1042 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

défère ici à la fine expérience de M. Lemaître, j'hésite encore. Chateaubriand est avant tout un sensuel, et de cette sensualité vivace naît sans doute ce " goût de chair " que trouve M. Maurras à la pulpe pleine de ses mots, à la courbe féminine de ses phrases. C'est là une raison de jouissance, et aussi, et peut-être surtout, de souffrance. La littérature fut-elle la fleur de cette sensualité ou le pis-aller en lequel cette sensualité se transposait ? La littérature ne l'exaspéra-t-elle pas à vide en lui ajoutant ses fantômes, en la troublant de ses fantômes ? La Sylphide de Combourg, délice pour un émoi d'enfant, demeura toujours dans cette imagination avec laquelle elle se confondait, mais devint pour l'homme la forme même de l'amertume. Chateaubriand ne sut jamais se résigner à vieillir. Son amour- propre se heurta et se blessa partout. De n'avoir pas joué un premier rôle politique, il crut sa vie manquée. Je ne pense pas que sa pose de la solitude ait été artificielle. Si vraiment la vie littéraire et le labeur du style lui firent un substitut magnifique et voluptueux de l'existence active qu'il ne put réaliser, s'il nous a trompés en affirmant tant de fois le contraire, un tel exemple attesterait la dignité et la félicité des lettres bien plus que toutes les tirades du Pro Archia. — Mais la question vraiment peut- elle se poser ? Il n'est pas un moment privilégié de la vie qui fournisse à l'homme lui-même, et à plus forte raison à la critique en dehors de lui, le point de perspective d'où l'ensemble de sa durée puisse être aperçu comme une prépondérance de bonheur ou de mal.

Et cette vérité. Chateaubriand en a d'ailleurs la notion artistique lorsqu'au dessus des catégories de bonheur et de souffrance, il considère une existence comme un ordre, et la Destinée d'un grand homme comme une Muse : " Alexandre ne s'éteignit point sous les yeux de la Grèce ; il disparut dans les lointains pompeux de Babylone." Il ne me souvient pas de la phrase qui suit, où une Muse sculpte aussi la fortune de Napoléon, et la termine par un contour immortel dans l'exil

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