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622 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

de son attitude et l'avarice de son émotion. Ce qui le choque dans les romans de Thomas Hardy, c'est le rôle qu'y joue le hasard. " Partout le drame s'arrêterait au seuil même de son évolution si l'on supprimait les rencontres accidentelles, les mariages manques, les fausses reconnaissances, les lettres qui ne parviennent pas au destinataire, les retards des paquebots, les chutes dans les ravins et les rivières. " L'objection — s'il faut discuter sérieusement — part d'un esprit nourri des meil- leurs principes de notre art classique ; mais il reste à savoir si tout art doit obéir aux règles précisées par le dix-septième siècle français, si ce n'est pas un point de vue bien particulier lorsqu'il s'agit d'œuvres étrangères, s'il n'y a point enfin même en français, des chefs-d'oeuvre conçus contre toutes règles. Le belliqueux collaborateur du Temps se fâche quand il entend louer Thomas Hardy d'avoir ressuscité dans ses romans l'antique nécessité des tragiques grecs. " C'est pour cette rai- son même, dit-il, que l'œuvre entière de M. Hardy paraît si fai- ble... L'Ananké des Grecs, qui sortait d'ailleurs des entrailles mêmes de la religion, était la source de leur lyrisme. Mais un romancier n'est pas un poète lyrique. " Nous y voici ! Pour- quoi un roman ne serait-il pas une oeuvre lyrique? Ou si Don Quichotte est un livre construit selon les règles de la raison même la moins exigeante ? Et quand ce serait par un élément de sombre aventure, de gratuite mais puissante poésie que Thomas Hardy précisément s'impose à nous ? Qu'on se rappelle la page où Tess épuisée par la marche, se réfugie la nuit dans un bois, et son effroi quand elle entend tomber autour d'elle les faisans blessés qu'une battue a traqués dans ce coin de la forêt. Tout est fortuit dans l'accumulation de ces circonstances et pourtant l'on ne pourrait en supprimer une seule, tant Thomas Hardy a su les unir dans une impression totale de sombre grandeur. Et ce qui est ici vrai d'un détail, l'est de la structure même des romans. Il y a une tragédie du malentendu et du hasard qui n'est point née de pauvreté d'invention psychologique, mais bien d'une émotion profonde et robuste devant les incohérences de la vie.

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