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LA REGARDER DORMIR 515

toucher, l'embrasser. Ce que j'éprouvais alors c'était un amour devant quelque chose d'aussi pur, d'aussi imma- tériel, d'aussi mystérieux que si j'avais été devant ces créa- tures inanimées que sont les beautés de la nature. Et en effet, dès que Gisèle dormait plus profondément, elle ces- sait d'être seulement la plante qu'elle avait été, son som- meil au bord duquel je rêvais, avec une fraîche volupté dont je ne me fusse jamais lassé et que j'eusse pu goûter indéfiniment, c'était pour moi tout un paysage. Son som- meil mettait à mes côtés quelque chose d'aussi calme, d'aussi sensuellement délicieux, que la baie de Balbec devenue, les nuits de pleine lune, douce comme un lac, où les branches bougent à peine, où, étendu sur le sable, l'on écouterait sans fin se briser le reflux. En entrant dans la chambre, j'étais resté debout sur le seuil n'osant pas taire de bruit et je n'en avais pas entendu d'autre que celui de son haleine venant expirer sur ses lèvres à inter- valles intermittents et réguliers, comme un reflux aussi, mais plus assoupi et plus doux. Et au moment où mon oreille recueillait ce bruit divin, il me semblait que c'était, condensée en lui, toute la personne, toute la vie de la char- mante captive, étendue là sous mes yeux. Des voitures pas- saient bruyamment dans la rue, son front restait aussi immo- bile, aussi pur, son souffle aussi léger, réduit à la simple expiration de l'air nécessaire. J'ai passé de charmants soirs à causer, à jouer avec Gisèle, mais jamais d'aussi doux que quand je la regardais dormir. Elle avait beau avoir en bavar- dant, en jouant aux cartes, ce naturel qu'une actrice n'eût pu imiter : c'était un naturel plus profond, un naturel au deu- xième degré, que m'offrait son sommeil. Sa chevelure des- cendue le long de son visage rose était posée à côté d'elle sur le lit et parfois une mèche isolée et droite donnait le même effet de perspective que ces arbres lunaires grêles et pâles qu'on aperçoit tout droits au fond des tableaux raphaëlesques d'Els- tir. Si les lèvres de Gisèle étaient closes, en revanche, de la façon dont j'étais placé, ses paupières paraissaient si peu

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