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3J0 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

disais rien à personne ? » Et instantanément il retrouva l'harmonie avec le monde et les siens.

A cette harmonie-là il est bien rare qu'adepte de la règle, l'homme moyen ne soit pas prédestiné. Denise, elle, est moyenne d'une tout autre façon : close à tout ce qui n'est pas sensation, elle apporte toujours dans la sensation le réalisme le plus absolu ; elle cherche son plaisir, le prend, et ne goûte jamais mieux les jeux de l'amour que lorsqu'elle y peut superposer deux visages.

Elle passa sa main dans la chevelure du jeune homme, l'ébourif- fant pour changer son apparence, curieuse aussi de voir s'allumer dans ses yeux clairs une colère qui le rendait différent. Il la saisit aux poi- gnets : « Dis... — Et si je ne t'aimais pas ? » Dans les yeux clairs, la colère se changea en étonnement, puis en tristesse : l'étreinte du poi- gnet se desserra. Denise suivait les mouvements du jeune homme, un peu surprise d'y assister avec sang-froid, et savourait le plaisir péril- leux de remettre sa question. Ensuite, pour se redonner la sensation brûlante après la sensation glacée, elle murmura : « Et toi ? » Elle vit le teint rougir un peu, les grands bras s'ouvrir pour se refermer sur elle. Il se redressa : elle ferma les yeux pour sentir cette bouche qu'elle ne voyait plus, et qui était peut-être une bouche inconnue, s'approcher de la sienne. Alors elle se mit à rire sans bruit, et, pour le récom- penser enfin, elle murmura : « Je t'aime. »

Pour une fois le professeur Abel Prudon ne se trompait peut- être pas le jour où il fut « frappé de la ressemblance de la petite Langin avec la chatte qu'elle tenait dans ses bras ». Jusque du désespoir, Denise connaît surtout ces brusques averses qui courbent les êtres à la fois pauvres et avides.

Jean-Pierre repartit et Denise retomba dans sa solitude. Mais elle ne put retrouver la même tension, le même zèle d'espérance qu'avant l'examen d'octobre. De tels effets ne se répètent pas.

Au sortir d'une lecture attentive de Fiançailles on est tenté de donner à ce petit membre de phrase une portée autrement étendue que celle qu'il a dans le contexte. Le stigmate de stéri- lité des âmes moyennes, c'est bien que chez elles « de tels effets ne se répètent pas ». Le rang d'un être se détermine, non d'après sa réaction immédiate à un choc donné, mais d'après sa faculté d'en éprouver des contre-coups : plus ces contre-

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