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que je ne me suis pas laissé tenter par la vie des villes : insensible à son charme j’ai habité toute ma vie la campagne ; j’y ai vécu du travail de mes mains, j’en ai nourri moi et ma famille.

Cette fois-là, je partis de Toula à pied, et tout le long de la route je sentis quelque chose de lourd qui m’oppressait. Je pensais : j’arrive et voilà qu’il est malade ou déjà mort ! Je ne reçois pas de journaux, aussi je ne savais rien de sa santé. Mais quelle fut ma joie quand Ilia Vassiliévitch[1] me dit : « Le vieux Comte n’est pas là, il est parti à cheval avec le docteur[2] » À cheval, pensai-je, il est donc en vie et en santé — les malades ne montent pas à cheval. J’entrai dans la chambre de Douchan Pétrovitch. J’attendis plus d’une heure leur retour et m’enfonçai dans le « Cycle de lectures » au point que je ne les entendis pas rentrer. D’habitude Léon Nicolaïévitch montait dans sa chambre au premier et me faisait appeler. Cette fois-là, il entra sans bruit dans la pièce où j’étais et d’un geste gamin me frappa sur l’épaule. Je sursautai. Il était là devant moi, alerte, en santé et la main joyeusement tendue. Et je ne fus pas long à penser : « Eh, bien ! Dieu soit loué, nous en avons bien encore pour cinq bonnes années, mon bon vieux. » Léon Nicolaïévitch ne manqua pas comme d’habitude de me demander des renseignements sur ma vie, sur la famille. Il entrait dans tous les détails, voulait savoir quelles relations j’entretenais avec les voisins, avec le clergé et si mes enfants allaient à l’école ?

Entrèrent Douchan, le Docteur, puis deux jeunes hommes du village qui avaient reçu l’ordre de se présenter au bureau de recrutement. La conversation s’engagea. Léon Nicolaïévitch demanda à l’un de ces garçons, nommé Poline[3], ce qu’il ferait s’il était jugé bon pour le service ?

  1. Domestique depuis longtemps au service de la famille.
  2. Makovitski, le Docteur qui quelques jours après partait avec Tolstoï.
  3. Poline a consigné cette conversation. Son récit est entre les mains de W. G. Tchertkov.