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Mais enfin nous sommes partis. Nous attendons une heure à Chtchekino et chaque minute j’attends qu’elle surgisse. Mais nous voilà en wagon, le train marche.

La peur s’en va. Un sentiment de pitié pour elle m’envahit, mais pas un sentiment de doute sur la question de savoir si j’ai fait ce qu’il fallait. Peut-être est-ce que je me trompe en me donnant raison, mais il semble bien que j’aie sauvé — non pas Léon Nicolaiévitch[1], mais que j’aie sauvé ce quelque chose qui, si peu que ce soit, existe en moi…

29 Octobre. — Chamordino… En wagon, je n’ai cessé de penser à l’issue de la situation, de la mienne comme de la sienne et je n’ai pu en trouver aucune : et cependant il y aura une issue, qu’on le veuille ou non, il y en aura une, et ce ne sera pas l’issue prévue. Et puis il ne faut penser qu’à ceci : ne pas pécher. Advienne que pourra. Ce n’est pas mon affaire. J’ai trouvé chez Machenka[2] le « Cycle de Lectures[3] » et voilà que, en lisant la lecture du 28, j’ai été frappé de trouver la réponse directe que comporte ma situation : il me faut l’épreuve, c’est bienfaisant pour moi.


LA COMTESSE MARIE NICOLAIÉVNA TOLSTAIA
À CHARLES SALOMON

Couvent de Chamordino.
15 décembre 1911 (sic) [lire janvier].
Monsieur,

Votre lettre m’a procuré un grand plaisir, une lettre de Paris qui est venue me chercher dans ma paisible retraite

  1. Ce passage est à rapprocher d’une phrase du projet de testament consigné dans le journal de Tolstoï sous la date du 27 mars 1895 : « J’ai eu des moments où je me suis senti le fil conducteur par lequel passait la volonté divine. « 
  2. Diminutif de Maria. C’est la sœur de Léon Nicolaiévitch. Tourgueniev, dans l’un de ses romans, a tracé d’elle un délicat portrait.
  3. Recueil composé d’extraits de différents auteurs, pour servir de lecture quotidienne, rédigé par Tolstoï.