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enfants ; et telle cousine aigrie, telle parente entrée en religion sans vocation véritable nous présentait une image si triste de ce que nous serions nous-mêmes dans vingt ou trente ans. Oui, tout d’abord j’étais trop heureuse pour comprendre chez les autres des sentiments à mon égard qui ne fussent pas uniquement joyeux. Peut-être me les cachait-on. Je n’ai commencé d’entrevoir qu’au bout d’un ou deux ans ce qu’une éducation si différente peut créer de malentendus.

Jamais elle n’a tant parlé d’elle-même. Il a fallu l’espèce de vertige éprouvé devant ce vide que représente un inconnu.

— Quelle sorte de malentendus ? demande Vernois. Il avait une nature si accommodante.

Alors elle sent qu’elle s’est aventurée en eau profonde, et agilement elle cherche à se rapprocher du bord :

— Comment vous l’expliquer ? Il ne pouvait, pour prendre un exemple, partager dans tous ses excès notre idolâtrie pour l’Ille-et-Vilaine, pour ses landes, ses genêts, son herbe broutée par les troupeaux d’oies. Songez qu’à nos yeux tout y est un charme de plus : la pauvreté du sol, le rocher qui affleure, le ciel gris, la pluie même. Pendant les nuits d’hiver, quand les renards battent les bois pour donner la chasse aux lapins et qu’ils jappent si tristement (vous ne connaissez pas leur cri ? on dirait des enfants qui ont du chagrin) eh bien, quand nous l’entendons, notre cœur se serre d’émotion et de joie. C’est toute notre enfance, c'est tout l’hiver, c’est un Follebarbe que les passants ne connaissent pas, un Follebarbe du milieu de la nuit, tel qu’il est pour nous seuls.

— Tel qu’il ne pouvait être pour Heuland. Mais cette incompréhension, si l’on peut employer ce mot, il la corrigeait par tant de bon vouloir. Je comprends bien : dans une maison où depuis longtemps la vie est immobile et comme ralentie, sa gaieté pouvait paraître naïve, un peu bruyante…