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RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 205

maniaque du déplacement, qui imite bien la toupie et la boule, et porte dans son sangles puissances vagabondes du mouvement pour le mouvement. Quant aux Illuminations, qui paraissent avoir été écrites pendant ses continuels voyages à pied entre Charleville et Paris, c'est précisément le livre de la route : c'est de la littérature décentrée, exaspérée par l'optique de la marche et par une tête surchauffée de chemineau.

Presque tous les morceaux des Ilhtmiiiatious semhhnt rédigés sur un talus, dans un champ, au bord de la route, par un homme en qui la marche, le grand air, ont développé furieusement les puissances du rêve. Lisez, presque au début du livre, les trois poèmes Mystique, Aube, Fleurs. Le premier est simplement la vision d'un homme couché, qui regarde le paysage en ren- versant la tête. La sensation d'étrangeté, de fraîcheur, de cou- leurs retrempées, de monde neuf qui vous vient alors est bien connue de ceux qui aiment la course en montagne. Elle est comparable à l'effet d'une bonne bouteille de Beaune, et je la trouve pour ma part, fort digne d'avoir son expression littéraire. Si vous essayez d'en donner cette expression littéraire, vous q\iî êtes habitués à voir les choses droites, c'est-à-dire dans la direc- tion et les conditions où elles vous sont utiles et où elles facilitent votre action, vous arriverez au résultat le plus médiocre, parce que vous aurez exprimé le monde renversé avec les images habi- tuelles du monde droit. 11 vous arrivera la même aventure qu'à M. Richepin qui a « chanté », comme on dit, les vagabonds et les gueux en normalien d'autrefois, faiseur de vers latins. (Rien de plus semblable, de plus symétrique que Gabrielle et le Che- mineau : le notaire père de famille et le vagabond conventionnel, ce sont deux têtes en carton que le même poète s'est faites pour deux mardis-gras différents.) Mais Rimbaud, chemineau authen- tique, et qui, après des journées de soixante kilomètres, allonge dans un champ ses grandes jambes et sa tête renversée, le monde qu'il voit alors, qu'il voit ainsi, c'est son monde vrai. Il pourrait dire comme Ruy Blas : je suis déguisé [quand je suis autrement. Il est déguisé quand il est dégrisé, dégrisé de cet air vif, chargé d'une invraisemblable proportion d'oxygène, comme celui que le docteur Ox fit respirer aux habitants du village hollandais. Aiihe c'est simplement une course dans le matin, — un admirable morceau, d'une clarté et d'une fraîcheur

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