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que l’homme peut se transformer en bête fauve, mais qu’il ne lui est pas donné de devenir un dieu ? Une expérience millénaire est là pour nous confirmer que les hommes se sont transformés souvent en bêtes fauves, mais qu’il n’y a pas eu jusqu’ici de dieux parmi eux. Lisez les confessions de l’homme souterrain. A chaque page il raconte sur son propre compte des choses presque incroyables. « En réalité, sais-tu ce qu’il me faut : que vous alliez tous au diable, voilà ce qu’il me faut. Il me faut ma tranquillité. Mais sais-tu que pour n’être pas dérangé je vendrais immédiatement l’univers tout entier pour un kopeck ! Que le monde entier périsse ou que je ne boive pas de thé ? Je dirai : que le monde entier périsse, pourvu que je boive toujours mon thé. Savais-tu cela, ou non ? Eh bien, moi je sais que je suis un chenapan, un misérable, un paresseux, un égoïste. » Et à la page suivante, de nouveau : « Je suis le plus ignoble, le plus ridicule, le plus mesquin, le plus envieux, le plus bête des vers qui soient sur la terre. » L’œuvre est remplie de confessions semblables. Mais lisez les livres, les confessions des plus grands saints ; tous ils se considéraient comme les êtres les plus horribles (toujours ce superlatif), les plus vils, les plus faibles, les plus stupides de la création. Ce n’était nullement par excès d’humilité ; ils se voyaient vraiment tels. Saint Bernard, sainte Thérèse, tous avaient horreur d’eux-mêmes.

Nous avons toutes les raisons de croire que lorsque Dostoïevsky décrivait son souterrain, il connaissait fort peu les livres des saints. Il ne se sent soutenu par aucune autorité, par aucune tradition. Il agit à ses propres risques et périls et il lui semble que lui seul, depuis que le monde existe, a vu ces choses extraordinaires. « Je suis seul, et ils sont tous ! » s’écrie-t-il épouvanté. Arraché à la conscience commune, rejeté en dehors de l’unique monde réel dont la réalité est justement fondée sur cette conscience commune — car sur quelle autre base la réalité a-t-elle jamais pu être fondée ? — Dostoïevsky paraît suspendu entre ciel et terre. Le sol