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la Voix souterraine, une des œuvres les plus extraordinaires de la littérature universelle. La plupart n’ont vu et ne veulent voir jusqu’ici dans ce petit livre qu’une leçon. Il y a là-bas, quelque part, dans les souterrains, des êtres misérables, malades, anormaux, frappés par le sort, qui dans leur rage impuissante atteignent les dernières limites de la négation. Ces êtres, d’ailleurs, sont le produit de notre époque ; il n’en existait même pas jusqu’à ces dernières années. Dostoïevsky lui-même nous suggère ce point de vue dans la note qu’il place en tête de l’œuvre. Il se peut qu’il ait été sincère à ce moment, et véridique. Les vérités du genre de celles qui apparurent aux yeux de l’homme souterrain sont telles, de par leur origine même, qu’on peut les énoncer, mais qu’il n’est pas nécessaire, qu’il est impossible même d’en faire des vérités bonnes dans tous les cas et pour tous. Celui-là même ne peut en prendre possession qui les a découvertes. Dostoïevsky lui-même ne fut pas certain, jusqu’à la fin de sa vie, d’avoir vraiment vu ce qu’il avait décrit dans la Voix souterraine. C’est ce qui explique le style si étrange du récit de l’homme souterrain ; c’est à cause de cela que chacune de ses phrases dément la précédente et s’en rit, c’est là l’explication de ces crises d’enthousiasme, de joie inexplicable entrecoupées par les explosions d’un désespoir non moins inexplicable. Il semble que le pied lui ait manqué et qu’il tombe dans un abîme sans fond. C’est l’allégresse du vol, la peur de ne plus sentir le sol sous ses pieds et l’horreur du vide.

Dès les premières pages du récit, nous sentons qu’une puissance formidable, surnaturelle (peut-être que cette fois notre jugement ne nous trompe pas — rappelez-vous l’Ange de la Mort) enlève l’écrivain et l’emporte. Il est en extase, il est « hors de lui », il court il ne sait où, il attend il ne sait quoi. Lisez ces lignes qui terminent le premier chapitre :

« Oui, l’homme du XIXe siècle doit être, est moralement obligé d’être un individu sans caractère, l’homme d’action