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546 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

d'étonner mes amis et connaissances ; et elle trouvait cela tout naturel. Il y a un peu de ça chez elle ; certaines affec- tations et de petites bizarreries qu'elle se donne, des sin- gularités qui ne sont pas du tout dans son caractère. C'est presque touchant, cet effort pour devenir la personne qu'elle veut paraître. Si le succès vient;, on verra un drôle de mélange de sa personnalité artificielle et de son caractère réel. Même ses plus vieux amis ne sauront pas distinguer l'une de l'autre. Qui sait si elle ne finira pas par montrer, par se faire gloire, comme d'une preuve d'originalité, des choses qu'elle tient soigneusement secrètes à présent, — et peut-être à une époque où ces choses ne l'intéresseront plus, où son art et l'ambition seuls l'occuperont tout entière... C'est triste, ces déformations que nous fait subir le souci ou l'influence de l'opinion. Oui, mais c'est aussi l'humble ruse de l'esprit. Il veut être de telle ou telle façon, occuper telle ou telle position, et pour cela il commence ^&r fein- dre qu'il est de telle façon, ou qu'il mérite d'occuper cette position ; le reste vient par degrés, et à la fin il se trouve qu'il est devenu cela, qu'il occupe cette position. Nous avons beau faire nous ne pouvons pas être absolument naturels, et nous n'avons pas grand avantage à l'être. Le sourire du marchand, la manière du médecin, l'allure mi- litaire. Ce sont les masques grossiers, mais dès qu'on les quitte on est contraint d'en mettre d'autres. Ainsi demain matin quand j'ouvrirai le volume de Lucien. Je sais que je ne suis plus capable de lire même cet auteur facile à livre ouvert ; mais je me souviendrai qu'en rhétorique Eugène Manuel m'a prédit que je ferais un bon hellé- niste : je m'attacherai à cette opinion si flatteuse, j'essaierai de vivre à sa hauteur, je me persuaderai qu'elle était juste, et je tâcherai d'agir comme si elle l'était. Quand je me verrai arrêté, je considérerai que c'est une humiliation, et après avoir eu recours au dictionnaire je retiendrai bien mieux le mot ou l'expression que j'aurai eu la mortifica- tion de ne pas savoir. Et ainsi à la fin de mon séjour je

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