Page:NRF 16.djvu/310

Cette page n’a pas encore été corrigée

304 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

comptait nous faire déguster pour réconforter nos estomacs restés creux depuis tant d'heures ; lesquels plats seraient arrosés des meilleurs crus que nous pourrions trouver dans le pays hospitalier qui le premier nous recevrait; car dans son imagination, il se voyait atterrissant tout de suite dans un pays bien habité, muni d'un hôtel confortable et où l'on nous hébergerait suivant le menu qu'il énumé- rait avec l'enthousiasme d'un homme qui n'a rien mangé depuis de longues heures.

Le chef mécanicien Mariani était sombre et parlait rare- ment, mais il avait encore ce jour-là l'esprit très sain ; il ne faisait aucun projet, car il sentait bien la situation déses- pérée dans laquelle nous nous trouvions, et le souvenir de sa femme et de son vieux père, qu'il ne reverrait peut- être plus, était je crois la raison qui lui faisait le plus regretter la vie.

Le lieutenant Hébert- Suffrin est un mulâtre de beaucoup d'énergie ; je suis heureux à cette place de rendre hom- mage à son courage et à sa résignation qui ne se sont pas démentis un seul instant. C'est lui qui, le plus souvent, pendant le jour, monté sur la plate-forme de la baleinière et accroché au mât pour ne pas être lancé à l'eau par les mouvements désordonnés de l'embarcation, veillait à l'avant et observait l'horizon d'un œil anxieux. A chaque instant il croyait voir la terre et il nous montrait du doigt la direction dans laquelle il l'apercevait. Nous regardions avec des yeux remplis d'espoir et nous finissions (l'imagination et le désir aidant) par apercevoir une silhouette de monticule ; mais hélas ! quelques instants plus tard on ne voyait plus rien ; la terre s'était évanouie. C'était simple- ment un mirage trompeur, qui ne nous laissait dans le cœur qu'un abattement immense, lequel annihilait toutes nos facultés, alors qu'au contraire nous aurions eu besoin de beaucoup de courage pour continuer la lutte.

Notre pauvre femme de chambre qui était à l'arrière dans le fond de la baleinière, ah ! la pauvre Cécile

�� �