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960 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

cesse instinctivement à sa suite, lui fournissant la masse sans laquelle ses nuances risqueraient par moments de demeurer « en l'air ». 11 y a ainsi un échange continuel de réalité et comme une alimentation réciproque entre le texte et nous- mêmes.

Toutefois il ne faudrait pas, par trop d'insistance sur ce point, faire oublier le caractère très nettement objectif du théâtre de Marivaux. Notre âme n'y monte pas en scène toute seule ni toute simple. Elle subit à tout le moins un dédoublement. Même si des traits nettement personnels ne les distinguent pas, les personnages restent indépendants, représentent des forces différentes, et même le plus souvent antagonistes, ou tout au moins n'opérant pas dans le même champ. Le drame que Marivaux recherche et cultive avec une prédilection infatigable, c'est la rencontre entre ces deux somnambules que sont toujours deux vrais amants. Nous les voyons arriver au-devant l'un de l'autre, chacun avec ses rêves, ses désirs, ses espoirs, ses ignorances, ses suppositions. Chacun est gouverné, presque comme un pantin, par les grandes lois aveugles et quasi-mécaniques de l'amour : il heurte l'autre, il trébuche sur lui ; mais ce ne lui est d'abord qu'un prétexte à divaguer tout seul ; il faut qu'il en passe par toutes les folies que sa maladie entraîne. Il croit, il doute, il méconnaît, dans une symétrie et dans une contrariété touchantes avec son partenaire. Sa soif de le comprendre n'a d'égale que son impuissance à le deviner. Son adresse à prendre le change, et sur lui, et sur soi, la douce lutte qu'il entreprend avec les ténèbres de son cœur, les éclaircies qu'il obtient, puis de nouveaux nuages, le fil qu'il perd, mais retrouve, l'autre âme d'abord comme par hasard, comme en songe, entrevue, puis effleurée, enfin définitive- ment saisie et qui tendrement, à ce contact, elle aussi, se réveille de sa propre absence, — tous ces mouvements forment les véritables et seules péripéties du drame auquel

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