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SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 9O3

de voir évoluer cette créature de race, du sang le plus pur, de suivre la grâce noble de ses gestes, d'observer l'orgueil- leuse réser%'e de son discours, de noter l'a propos, la pointe exquise de ses paroles meurtrières. Il laissait apparaître du barine juste ce qu'il fallait pour ces serfs, et lorsque ceux-ci provoquaient le barine en Tolstoï, il venait à la surface tout naturellement et sans effort, et les écrasait au point de les faire se recroqueviller sur eux-mêmes et geindre piteuse- ment.

Un Jour que je faisais la route de Yasnaya Poliana à Mos- cou, en compagnie d'un de ces Russes au « cœur simple », un Moscovite, celui-ci tout abasourdi par l'impression que lui avaitfaite Tolstoï, ne cessait de sourire piteusement et répé- tait tout ahuri : « Quelle douche, mon Dieu, quelle douche ! Non, ce qu'il est sévère... Brr... »

Et au milieu de ses exclamations, il s'écria, évidemment avec un regret : « Et moi qui pensais qu'il était vraiment anarchiste ! Tout le monde ne fait que l'appeler anarchiste, anarchiste, et moi je le croyais... »

L'homme qui prononçait ces paroles était un gros et riche fabricant, à la panse rebondie, et dont la figure haute en couleur faisait pensera de la viande crue. Pourquoi voulait- il que Tolstoï fût anarchiste ? C'est là encore un de ces « profonds mystères » de l'âme russe !

Lorsque Léon Nicolaïevitch tenait à plaire, il y arrivait plus facilement qu'une femme belle et intelligente. Imaginez- vous réunie dans sa chambre une société de gens de toute espèce : le grand duc Nicolas Michaïlovitch, le peintre en bâti- -ment Ilia, un social-démocrate de Yalta, le stundiste Patzuk, un musicien, un Allemand, l'intendant des domaines de la comtesse Kleinmichel, le poète Bulgakov — et vous les verrez, tous également fascinés, le suivre amoureusement des yeux. Il leur explique la doctrine de Lao Tse, et l'on dirait un homme orchestre d'une habileté extraordinaire, et

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