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SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 885

Il leva ses épais sourcils de loup-garou, me regarda avec insistance et resta songeur pendant quelque temps :

a C'est terrible cela. Est-ce vraiment un rêve ? Ne l'avez- vous pas inventé ? Il y a dans ce que vous venez de dire tout de même quelque chose qui sent le livre. »

Et tout à coup il se fâcha, et dit d'une voix irritée et sévère, tout en se frottant le genou avec le doigt : « Mais vous n'êtes pas un buveur, n'est-ce pas ? Il me paraît fort invraisemblable que vous vous soyez jamais adonné à la boisson. Et pourtant il y a quelque chose dans vos rêves qu'on dirait inspiré par la boisson. 11 y a eu un écrivain allemand, Hoffmann, qui dans ses rêves voyait courir à travers les rues des tables de jfeu, et toutes sortes de fan- tômes de cette espèce ; mais c'était un ivrogne — un « ca- laholic », comme dit notre cocher, quand il fait le lettré. Des bottes vides en marche — c'est réellement terrible. Même si vous l'avez inventé, ce n'est pas mal. Terrible. »

Soudainement sa figure s'épanouit en un large sourrire, s bien que ses pommettes même me semblaient rayonner.

« Représentez-vous ceci : Tout à coup dans la rue Tvers- kaya une table court sur ses pieds arqués. Les planches clapotent et soulèvent une poussière de craie, et vous pouvez encore lire les chiffres inscrits sur le tapis vert. — Des em- ployés de la régie s'en étant servi trois jours et trois nuits durant, elle avait fini par en avoir assez, et, exaspérée, elle prit la fuite en courant. »

Il se mit à rire, et puis, remarquant probablement que j'étais un peu blessé de la méfiance qu'il me témoignait, il dit:

— Etes-vous offensé de ce que je pense que vos rêves ont une allure livresque ? Ne vous en formalisez pas ; parfois il arrive, je le sais, qu'on invente quelque chose sans s'en apercevoir, quelque chose que l'on ne peut croire, qu'il est impossible de croire, et alors on s'imagine qu'on l'a rêvé

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