Page:NRF 15.djvu/492

Cette page n’a pas encore été corrigée

486 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE:

jamais détachée de celle de son principe ou de sa fin : si Ton peut dire que ces mots ressemblent à nos verbes, c'est en pensant à ceux qui sont iutransitifs et impersonnels, qui se passent de sujet et se suffisent à eux-mêmes. Les mots chinois, d'autre part, qui semblent le plus voisins de ce que nous nommons adjectifs ou substantifs n'expriment jamais l'idée d'un état ou d'une substance conçue- indépendamment de sa réalité objective ; ils n'ont pas besoin d'être- mis nécessairement en rapport avec un verbe et peuvent eux aussi s.e suffire à eux-mêmes. Chaque mot éveille une image, plus ou moins active, mais toujours assez complexe pour former une espèce de tout ayant sa vie indépendante.

Le Chinois dans son langage doit aller ainsi du concret à l'abstrait, et l'Européen au contraire de l'abstrait au concrets L'un pense d'abord en artiste, l'autre en savant :

Le Chinois dispose, non pas d'une langue faite pour noter des concepts d'une abstraction ou d'une généralité variées, apte à exprimer toutes les modalités du jugement, et orientant enfin l'es- prit vers l'analvse, mais, au contraire, d'une langue entièrement attachée à l'expression pittoresque des sensations et où seul le rythme, dégageant la pensée de l'ordre émotionnel, permet d'ébaucher, en une espèce d'éclair intuitif, quelque chose qui ressemble à une analvse ou à une synthèse. Tandis qu'un Français, par exemple, possède, avec sa langue, un merveilleux instrument de discipline logique, mais doit peiner et s'ingénier, s'il veut tra- duire un aspect particulier et concret du monde sensible, le Chinois- parlé au contraire un langage fait pour peindre et non pour classer,, un langage fait pour évoquer les sensations les plus particulières et non pour définir et pour juger, un langage admirable pour un poète ou pour un historien, nuis le plus mauvais qui soit pouç sou- tenir une pensée claire et distincte, puisqu'il oblige les opérations qui nous semblent les plus nécessaires à l'esprit, à ne se faire jamais que de façon latente et fugitive.

D'oili vient que les Chinois, pour acquérir la science occi- dentale» se voient aujourd'hui forcés de modifier profon- dément leur langue, et en quelque manière de la retourner.

�� �