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et n'est-ce pas en effet une basse-continue que ce flot polyphonique qui coule inlassablement, mettant discrètement en valeur le chant par de simples combinaisons de lignes. Satie s'interdit de souligner par des effets faciles le caractère dramatique du récit de Phédon ou de peindre le bruissement des feuilles et le murmure des eaux dans le frais paysage des bords de l'Ilissus. Il méprise le détail épisodique et se maintient dans le domaine de l'Universel.

Qu'une telle musique ne soit pas un instant monotone, ni languissante, c'est le miracle. Une émotion profonde y est enclose. Bien qu'invisible on la sent présente, latente, prête à surgir comme des larmes longtemps refoulées.

Le style, nettement polyphonique, est très personnel. Satie ne connaît pas les scrupules scolastiques qui guident encore inconsciemment la plume des plus hardis novateurs. Il se plaît à faire évoluer les lignes mélodiques superposées en ascensions et descentes parallèles et tire de ce procédé des effets nouveaux.

Les dissonances, audacieuses, ne sont jamais agressives. Tout est si bien à sa place qu'on n'imagine pas que cela puisse être autrement. Au reste, les dessins d'accompagnement sont volontairement très simples et se répètent obstinément, donnant l'impression de larges teintes plates faisant ressortir les premiers plans, à la manière des fonds teintés de bleu ou de rouge des métopes grecques.

Spectacle bien rare que celui d'un artiste créant son chef-d'œuvre à cinquante ans passés ! Je le confesse, je n'attendais pas d'Erik Satie une œuvre aussi complètement réalisée. On aura depuis longtemps oublié les Préludes flasques, les Morceaux en forme de poires, les Pièces froides dont s'occuperont seulement quelques musicologues acharnés à deviner l'énigme de leurs titres, qu'on chantera encore Socrate comme une œuvre classique. Elle résistera à l'usure des temps comme ces éphèbes qui sur les stèles du Céramique, parmi les monceaux de décombres, sourient à la Mort avec une sereine gravité.

henry prunières