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S72 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

les éprouve plus aujourd'hui) il est très probable q-u'elles prove- naient de ceci : ce pays nouveau, je le voyais de l'intérieur d'une compagnie et en même temps que tous les camarades de la compa- gnie^ ou plus précisément de l'escouade. Leur présence, leurs regards qui précédaient, recouvraient, suffoquaient, rendaient ano- nymes les miens et en faisaient une partie d'un grand regard total, cela se traduisait pour moi par du passé, du déjà vu : le -^u par autrui avec moi devenait automatiquement du déjà vu par moi. Et je me rendais fort bien compte que cette paramnésie chronique, cet obscurcissement et cet émoussement du présent faisaient leur partie dans ce sentiment assez voluptueux et où se plaisait l'intel- ligence, d'abandon à une destinée humaine qui vous emporte comme un train, comme un navire dont on oublie, au bruit doux de l'eau qu'il coupe, la fragilité.

Mais si ce sentiment entretient une armée dans un certain état de santé morale inférieure qui est en somme utile, qui se confond avec la résignation héréditaire d'un peuple de paysans, et sur les fondements duquel la philosophie et le christianisme peuvent bâtir, il n'en est pas moins vrai que c'est en réagissant contre lui, en s'arrachant à lui, que les chefs d'une armée la mènent à la victoire, et que le simple soldat obtient la victoire, aux heures où il se sent chef de lui-même. Les valeurs supérieures de la guerre sont l'aventure, la Volonté, l'invention, l'occupation totale et ardente du présent, toutes les qualités que l'Occident symbolise en le premier de ses héros autochtones, le divin Ulysse. Il ne peut pas y avoir d'Ulysse oriental.

Or, comment se fait-il que ces valeurs supérieures de la guerre n'aient pas eu leur roman? Elles ont été exprimées magnifiquement dans des correspondances et des carnets d'officiers, mais elles n'ont donné naissance à aucune œuvre d'imagination importante, et le roman de la destinée passive a seul été vigoureusement poussé.

Je me trompe peut-être, mais il me semble qu'on aurait dû tirer de la guerre le roman du courage actif, de la volonté tendue. Un raisonneur de Bob hataillonnaire dit : « Obéir passivement et loya- lement, c'est déjà un embusquage ; l'inconnu, c'est l'initiative et la responsabilité. » C'est vrai. Il y a pour un nouveau Vigny un roman possible de l'officier auprès duquel le capitaine Renaud ne serait qu'un embusqué sublime.

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