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430 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

fait de Flaubert sont parfaites. Evidemment, Flaubert n'a pas créé l'imparfait narratif, dont nos écrivains ont toujours usé abondam- ment, surtout quand ils se racontaient eux-mêmes, à la première per- sonne, et dans les Mémoires d'Outre-Tombe, où il est souvent em- iployé à la troisième, on voit fort bien le plan incliné psychologique qui conduit insensiblement de l'une à l'autre. Mais aucun livre de la langue française n'en avait encore présenté un usage aussi continu, aussi juste, aussi fidèlement moulé sur le sentiment à rendre, que Madame Bovary. «Cet imparfait, si nouveau dans la littérature, chan- ge entièrement l'aspect des choses et des êtres, comme font une lampe qu'on a déplacée, l'arrivée dans une maison nouvelle. » Peut-être est-ce l'aspect des choses et des êtres, tel qu'il s'imposa à Flaubert, qui exigea l'emploi de l'imparfait, puisque l'imparfait exprime le passé dans un rapport soit avec le présent, soit avec une nature habituelle, « deux conditions qui sont réunies quand nous nous évoquons nous- mêmes, que nous remontons notre passé « à la recherche du temps perdu », et que Flaubert a réunies pareillement en faisant vivre ses personnages dans leur durée propre, non dans la lumière d'atelier d'une durée commune. Ce qui fait que j'entends bien en somme ce que vous voulez dire quand vous proclamez que Flaubert a renou- velé ainsi notre vision des choses autant qu'un philosophe. Et je laisserais passer sans protestations cette ultra-bergsonisme si vous n'affirmiez que cette vision est renouvelée par un instrument non psychologique mais grammatical, non par la vision particulière de Flaubert, mais par son expression verbale. Expression verbale qui est si bien le dépôt d'une vision et d'un sentiment que là où ceux-ci ne sont pas présents, elle s'étale à faux : l'imparfait d'Alphonse Daudet est encore manié par un artiste profond qui sait animer et vivre une durée étrangère, mais celui de Zola ne donne plus guère qu'une impression monotone et mécanique, n'est que gestes d'école d'un style qui ne travaille plus de son fonds. Le vôtre au contraire est nécessité par l'in- térieur aussi indiscutablement que celui de Flaubert: votre masse de durée compacte, toujours imparfaite, toujours acquérante, toujours sentie comme un présent à visage de passé, comme un temps qui se retrouve, se renouvelle et se mire, exigeait votre abondance d'im- parfaits, d'ailleurs beaucoup plus traditionnels à la première personne qui est la vôtre, qu'à la troisième, celle de Flaubert.

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