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276 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

jusqu'en son fond, n'est-ce pas cette journée de son enfance où jalouse de sa cousine Lucy elle la jette dans la boue et se sauve chez les bohémiens ? Tout 1» raccourci de sa vie est là, et tout le drame qui se passera plus tard entre Maggie et Luc/, Tom et Stephen y est contenu en miniature et en graine. Voilà, chez les Tulliver, l'inévitable non-conformiste de la famille anglaise la plus enracinée, la plus étroite, la plus Dodson. Voilà la triste et merveilleuse découverte d'un nouveau monde moral. Voilà l'individu qui, avec le cœur le plus tendre pour les siens et le plus déchiré par l'éloignement, se fera cependant une exis- tence propre,ira vers les lointains intérieurs comme un aventurier vers les mers étrangères. Voilà la fine pointe par laquelle l'être des Dodson et des Tulliver se défait, éprouve déjà cette pente de l'eau que descendra la jeune fille quand la détente d'un cœur surmené la laissera flotter inerte aux côtés de Stephen. Dès lors Maggie n'est-elle pas comme Emma Bovary un être qui se détruit ? Peut-être. Mais notez d'abord qu'il n'y a dans le roman de Flaubert, sauf Homais, aucun personnage qui se con- struise et qu'Emma est prise dans le courant universel d'une création qui se défait, entre ce Gog et ce Magog des derniers temps, Homais et Bournisien ; dans Eliot au contraire, Maggie est seule à se détruire par les explosions d'un cœur ardent, et Tom établit à côté d'elle un élément solide de contraste. Et observez aussi que lorsque l'eau emporte le moulin et brise la barque où Tom et Maggie dans les bras l'un de l'autre réunissent les dernières secondes de deux vies que le drame de leur cœur sépara, nous sommes saisis par la gravité d'une catastrophe tragique comme devant le palais d'où Œdipe sort les yeux crevés, mais nous n'avons pas l'impression que cette vie du frère et de la sœui;, brisée dans le même désastre, ait passé inutile et stérile. S'ils ne sont plus, ils ont été, ils ont vécu la vie de chair et d'os et non pas, comme les personnages de Madame Bovary, celle dont parle Perdican, la vie de l'être factice créé par l'ennui et l'orgueil ou par la bêtise sociale. La mort les arrête comme un

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