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l6o LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

— Mouton, c'est vrai que vous avez mal aux yeux ? (Je crois bien que je ne le tutoyais pas).

— Le médecin dit qu'ils sont malades.

— Montrez-les.

Alors il avait soulevé les vilains verres, et son pauvre regard clignotant, incertain, douloureux, m'était entré dans le cœur.

Ensemble nous ne jouions pas ; je ne me souviens pas que nous fissions autre chose que de nous promener la main dans la main sans rien dire.

Cette première amitié dura peu de temps. Mouton cessa bientôt de venir. Ah ! que le Luxembourg alors me parut vide !.. Mais mon vrai désespoir commença lorsque je compris que Mouton devenait aveugle. Marie avait rencontré la bonne du petit dans le quartier et racontait à ma mère sa conversation avec elle ; elle parlait à voix basse pour que je n'entende pas ; mais je surpris ces quelques mots : " Il ne peut déjà plus retrou- ver sa bouche ! " Phrase absurde assurément, car il n'est nul besoin de la vue pour trouver sa bouche sans doute, et je le pensai tout aussitôt — mais qui me consterna néanmoins. Je m'en allai pleurer dans ma chambre, et durant plusieurs jours m'exerçai à demeurer longtemps les yeux fermés, à circuler sans les ouvrir, à m'efForcer de ressentir ce que Mouton devait éprouver.

Accaparé par la préparation de son cours, mon père ne s'occupait guère de moi. Il passait la plus grande partie du jour enfermé dans un vaste cabinet de travail un peu sombre, où je n'avais accès que lorsqu'il m'invitait à y venir. C'est d'après une photographie que je revois mom*

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