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manque pas de personnalité ; mais toutes les manifestations en sont obliques ; tendre la main, supplier, pleurer, aimer, voler, tromper, fuir : telles sont les voies où elle se révèle. Pour prendre tout son développement, surtout il faut qu’elle n’aille rencontrer personne ; elle ne s’épanouit que par le détour.

Je ne connais rien de plus admirable, rien de plus attendrissant que les chansons de guerre russes. Elles sont pleines d’un héroïsme timoré. Le beau kazak, tout harnaché, part en campagne ; il brandit sa lance ; on entend son petit cheval trotter joyeusement. Il va tout détruire, tout raser. Le Turc en verra de cruelles. Mais qu’au moins le gredin n’aille pas s'aviser d’être trop fort ! Le hardi guerrier aurait tôt fait de tourner bride ; dans la cadence même de la conquête, se dessine comme à l’envers, apparaîtrait par la plus simple des conversions la cadence de la fuite.

Je me promenais souvent seul le long de notre baraque : un Russe avait pris la même habitude, et nous nous croisions quinze ou vingt fois de suite chaque jour ; c’était un haut gaillard, avec toutes les apparences de la santé et de la robustesse ; mais je me rappelle ce regard qu’il me jetait en passant ; je retrouve ses yeux si grands, si beaux, si aimants, si effrayés, si faux : ils m’effleuraient à peine, ils eussent voulu me gagner, ils cherchaient la petite porte de mon âme. Mais si j’eusse agité les bras, si j’eusse poussé un cri, ils se fussent tout de suite dérobés : je ne les eusse jamais revus.


Tant de timidité interdisait au Russe tout désir, toute volonté d’émancipation individuelle. Ce n’est pas avec