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main et qui circule à travers la compagnie sans qu’on sache jamais bien où il est. En réalité il leur appartenait à tous à la fois, et c’est surtout pour ça qu’aucun ne voulait céder : les autres aussitôt l’eussent tenu pour un voleur.

Des âmes étonnamment peu retranchées. Rien ne leur est plus facile que d’habiter les unes chez les autres. Il faut toujours se souvenir de Dostoïewski. Combien de ses personnages qui n’ont pour tout domicile qu’un « coin » de chambre sous-loué chez un étranger ! Et ils vivent là derrière un pan de rideau qui est un merveilleux symbole de ce presque rien par quoi seul leur individu reste séparé de celui du voisin. Ils n’existent, psychologiquement aussi, qu’à l’état parasitaire ; en regardant bien, on trouverait sur chacun le logement d’au moins un autre[1].

Ce sont des êtres sans carapace ; ils ne sont doués ni pour la défense et pour la limite, ni pour l’attaque et pour la prétention. L’individu chez eux est sans poids ; son insuffisante densité l’oblige à craindre les chocs, l’empêche de se « poser là ». Il ne s’affirme que par la tendresse, la plainte, la ruse ou la trahison. Certes, il ne

  1. Dans la langue russe elle-même, il arrive sans cesse que des lettres supplémentaires, adventices viennent s’incorporer aux mots sans qu’on en puisse toujours donner pour explication une nécessité euphonique. C’est ce que les grammairiens appellent : l’épenthèse. (Voir la grammaire de Reiff.) De même presque chaque verbe en a plusieurs autres qui vivent sur lui, se nourrissent de ses formes, y en ajoutent. Chaque action est exprimée non pas par un seul verbe qui se conjuguerait pour correspondre à tous ses aspects, mais par un groupe de verbes, à la fois parents et distincts, qui se substituent les uns aux autres à mesure qu’il faut faire face à ses différentes modalités.