Page:NRF 11.djvu/969

Cette page n’a pas encore été corrigée

A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU 963

le thé avec son neveu, je pensai que s'étant peut-être aperçue de l'impolitesse qu'il avait marquée à mon égard elle avait voulu lui donner l'occasion de la réparer. Mais quand dans le petit salon de l'appartement où elle nous reçut je voulus saluer M. de Charlus, j'eus beau tourner autour de lui qui d'une voix aiguë, narrait une histoire à M™® de Villeparisis, je ne pus pas attraper son regard ; je me décidai à lui dire bonjour et assez fort, pour l'avertir de ma présence, mais je compris qu'il l'avait remarquée, car avant même qu'aucun mot ne fût sorti de mes lèvres, au moment où je m'inclinais je vis ses deux doigts tendus pour que je les serrasse, sans qu'il eût tourné les yeux ou interrompu la conversation. Il m'avait évidemment vu, sans le laisser paraître, et je m'aperçus alors que ses yeux qui n'étaient jamais fixés sur l'interlocuteur, se prome- naient perpétuellement dans toutes les directions, comme ceux de certains animaux effrayés, ou ceux de ces marchands en plein air qui tandis qu'ils débitent leur boniment et montrent leur marchandise illicite, scrutent, sans cependant tourner la tête, les différents points de l'horizon par où pourrait venir la police. Sans doute s'il n'y avait pas eu ces yeux, le visage de M. de Charlus était semblable à celui de beaucoup de beaux hommes. Mais ce visage, auquel une légère couche de poudre don- nait un peu l'aspect d'un visage de théâtre, M. de Charlus avait beau en fermer hermétiquement l'expression, les yeux étaient comme une lézarde, comme une meur- trière que seule il n'avait pu boucher et par laquelle, selon le point où on était placé par rapport à lui, on se sentait brusquement croisé du reflet de quelque engin intérieur qui semblait n'avoir rien de rassurant, même

�� �