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dans la salle du restaurant aux sons de quelque marche guerrière jouée par les Tziganes, nous nous avancions entre les rangées des tables servies comme dans un facile chemin de gloire, et, sentant l'ardeur joyeuse imprimée à notre corps par les rythmes de l’orchestre qui nous décernait ses honneurs militaires et ce triomphe immérité, nous la dissimulions sous une mine grave et glacée, sous une démarche pleine de lassitude, pour ne pas imiter ces gommeuses de café-concert qui, venant de chanter sur un air belliqueux un couplet grivois, entrent en courant sur la scène avec la contenance martiale d’un général vainqueur.

Même pendant le trajet de Balbec à Rivebelle, le choc possible avec une voiture venant en sens inverse dans ces sentiers où il n’y avait de place que pour une seule et où il faisait nuit noire, l’instabilité du sol souvent éboulé de la falaise, la proximité de son versant à pic sur la mer, rien de tout cela ne trouvait en moi le petit effort qui eût été nécessaire pour amener la crainte de ce danger jusqu’à ma raison. Je ne faisais en somme que concentrer dans une soirée la paresse qui pour les autres hommes est diluée dans leur existence entière où journellement ils affrontent sans nécessité le risque d’un voyage en mer, d’une promenade en aéroplane ou en automobile quand les attend à la maison l’être dont leur mort briserait la vie, ou quand est encore liée à la fragilité de leur cerveau l’oeuvre dont la prochaine mise au jour est leur seule raison d’être. Et de même dans le restaurant de Rivebelle, les soirs où nous y restions, si quelqu’un était venu pour me tuer, comme je ne voyais plus que dans un lointain sans réalité ma grand’mére, ma vie