Page:NRF 11.djvu/863

Cette page n’a pas encore été corrigée

CHRONIQUE DE CAERDAL 857

Les femmes ne comprennent pas Julien ; ou, l'ayant compris, l'aiment peu. Il leur semble trop ingrat. Il leur serait plus facile de l'aimer sans le comprendre, que de ne pas le haïr en le compre- nant. Madame de Rénal en est seule capable : par ce qu'on se passe tout à fait de connaître un amant, quand on l'adore.

Elle l'aime au point qu'elle le veut toujours enfant, comme dans le premier âge de la passion, quand tous les baisers d'une femme se confondent, ceux de la mère et ceux de la maîtresse, ceux de la sœur aînée et ceux de l'amante. Passionnée et craintive, il était alors l'adolescent qu'une femme chérit, et rien de plus : c'est-à-dire tout pour elle, la nature en amour, le monde découvert dans la caresse, l'univers qu'elle tient dans ses bras. Sa petite ville lui est toute l'histoire, et sa maison toute la terre. Quel Napoléon peut valoir ce jeune homme pour la femme amoureuse qu'il comble ? S'il se détache d'elle, fût ce pour devenir l'empereur des siècles, la pauvre Rénal se désespère : son seul vœu, c'est qu'il abdique. Elle déteste un triomphe où elle n'est pas. Elle est jalouse de ce vainqueur qui l'oublie, et qu'elle ne désire même pas com- prendre, tant il lui suffit d'en être possédée. Elle ne peut se défendre de le méconnaître : pour le retrouver, elle attend qu'il se démente. Et elle l'adore à mourir, dès qu'il se dément. Au fond, il faut toujours mourir dans sa fleur, quand on aime.

8

�� �