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Je n’étais cependant qu’un pêcheur ; mais aux fêtes,
Quand j’allais au théâtre écouter les poètes,
Je revenais le cœur plein de haine, et navré.
Je lisais, je cherchais : c’est ainsi, par degré,
Que je chassai, Portia, comme une ombre légère,
L’amour de l’Océan, ma richesse première.
Je vous vis, — je vendis ma barque et mes filets.
Je ne sais pas pourquoi, ni ce que je voulais,
Pourtant je les vendis. C’était ce que sur terre
J’avais pour tout trésor, ou pour toute misère.
Je me mis à courir, emportant en chemin
Tout mon bien, qui tenait dans le creux de ma main.
Las de marcher bientôt, je m’assis, triste et morne,
Au fond d’un carrefour, sur le coin d’une borne.
J’avais vu par hasard, auprès d’un mauvais lieu
De la place Saint-Marc, une maison de jeu.
J’y courus. Je vidai ma main sur une table ;
Puis, muet, attendant l’arrêt inévitable,
Je demeurai debout. Ayant gagné d’abord,
Je résolus de suivre et de tenter le sort.
Mais pourquoi vous parler de cette nuit terrible ?
Toute une nuit, Portia, le démon invincible
Me cloua sur la place, et je vis devant moi
Pièce à pièce tomber la fortune d’un roi.
Ainsi je demeurai, songeant au fond de l’âme,
Chaque fois qu’en criant tournait la roue infâme,
Que la mer était proche, et qu’à me recevoir
Serait toujours tout prêt ce lit profond et noir.
Le banquier cependant, voyant son coffre vide,
Me dit que c’était tout. Chacun d’un œil avide
Suivait mes mouvements ; je tendis mon manteau.
On me jeta dedans la valeur d’un château,
Et la corruption de trente courtisanes.