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Tombe ce fruit des cieux appelé somnium ?
Depuis un grand quart d’heure, incliné sur sa chaise
Rafael (mon héros) sommeillait doucement.
Remarquez bien, lecteur, et ne vous en déplaise,
Que c’est tout l’opposé d’un héros de roman.
Ses deux bras sont croisés ; — une ample redingote,
Simplicité touchante, enferme sous ses plis
Son corps plus délicat qu’un menton de dévote,
Et ses membres vermeils par le bain assouplis.
Dans ses cheveux, huilés d’un baptême à la rose,
Le zéphyr mollement balance ses pieds nus,
Et son barbet grognon, qui près de lui repose,
Supporte fièrement ses deux pieds étendus ;
Tandis qu’à ses côtés, sous le vase d’albâtre
Où dort dans les glaçons le bourgogne mousseux,
Le pudding entamé, de sa flamme bleuâtre,
Salamandre joyeuse, égaye encor les yeux.
Son parfum, qui se mêle au tabac de Turquie,
Croise autour des lambris son brouillard azuré,
Qui s’enfuit comme un songe, et s’éteint par degré.

Trois cigares le soir, quand le jeu vous ennuie,
Sont un moyen divin pour mettre à mort le temps.
Notre âme (si Dieu veut que nous ayons une âme)
N’est pas assurément une plus douce flamme,
Un feu plus vif, formé de rayons plus ardents,
Que ce sylphe léger qui plonge et se balance
Dans le bol où le punch rit sur son trépied d’or.
Le grog est fashionable, et le vieux vin de France
Réveille au fond du cœur la gaieté qui s’endort.
— Mais quel homme, fût-il né dans la Sibérie
Des baisers engourdis de deux êtres glacés ;
Eût-on sous un cilice étouffé de sa vie