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Dame Pluche

Oui, chère colombe sans tache. Le baron m’a traitée de pécore hier soir, et je suis enchantée de partir.

Camille

Tenez, voilà un mot d’écrit que vous porterez avant dîner, de ma part, à mon cousin Perdican.

Dame Pluche

Seigneur mon Dieu ! est-ce possible ? Vous écrivez un billet à un homme ?

Camille

Ne dois-je pas être sa femme ? je puis bien écrire à mon fiancé.

Dame Pluche

Le seigneur Perdican sort d’ici. Que pouvez-vous lui écrire ? Votre fiancé, miséricorde ! Serait-il vrai que vous oubliiez Jésus ?

Camille

Faites ce que je vous dis, et disposez tout pour notre départ.

(Elles sortent.)



Scène II.

(La salle à manger. — On met le couvert.)
Entre Maître Bridaine.

Cela est certain, on lui donnera encore aujourd’hui la place d’honneur. Cette chaise que j’ai occupée si longtemps à la droite du baron sera la proie du gouverneur. Ô malheureux que je suis ! Un âne bâté, un ivrogne sans pudeur, me relègue au bas bout de la table ! Le majordome lui versera le premier verre de malaga, et lorsque les plats arriveront à moi, ils seront à moitié froids, et les meilleurs morceaux déjà avalés ; il ne restera plus autour des perdreaux ni choux ni carottes. Ô sainte Église catholique ! Qu’on lui ait donné cette place hier, cela se concevait ; il venait d’arriver ; c’était la première fois, depuis nombre d’années, qu’il s’asseyait à cette table. Dieu ! comme il dévorait ! Non, rien ne me restera que des os et des pattes de poulet. Je ne souffrirai pas cet affront. Adieu, vénérable fauteuil où je me suis renversé tant de fois gorgé de mets succulents ! Adieu, bouteilles cachetées, fumet sans pareil de venaisons cuites à point ! Adieu, table splendide, noble salle à manger, je ne dirai plus le bénédicité ! Je