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raintes superstitieuses, et de n’avoir peur de rien ; ses amis mirent dans son lit un squelette humain, puis se postèrent dans une chambre voisine pour guetter lorsqu’il rentrerait. Ils n’entendirent aucun bruit ; mais lorsqu’ils entrèrent dans sa chambre le lendemain matin, ils le trouvèrent dressé sur son séant et jouant avec les ossements : il avait perdu la raison.

Il y avait en moi quelque chose de semblable à cet homme, si ce n’est que mes osselets favoris étaient ceux d’un squelette bien-aimé : c’étaient les débris de mon amour, tout ce qui restait du passé.

Il ne faut pourtant pas dire que dans tout ce désordre il n’y eût pas de bons moments. Les compagnons de Desgenais étaient des jeunes gens de distinction ; bon nombre étaient artistes. Nous passions quelquefois ensemble des soirées délicieuses, sous prétexte de faire les libertins. L’un d’eux était alors épris d’une belle cantatrice qui nous charmait par sa voix fraîche et mélancolique. Que de fois nous sommes restés, assis en cercle, à l’écouter, tandis que la table était dressée ! Que de fois l’un de nous, au moment où les flacons se débouchaient, tenait à la main un volume de Lamartine et lisait d’une voix émue ! Il fallait voir alors comme toute autre pensée disparaissait ! Les heures s’envolaient pendant ce temps-là ; et quand nous nous mettions à table, les singuliers libertins que nous faisions ! Nous ne disions mot, et nous avions des larmes dans les yeux.

Desgenais surtout, le plus froid et le plus sec des hommes à l’habitude, était incroyable ces jours-là. Il se livrait à des sentiments si extraordinaires, qu’on eût dit un poète en délire. Mais, après ces expansions, il arrivait qu’il se sentait pris d’une joie furieuse. Il brisait