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qu’un exercice. Quand je lui parlais des périls de la bouillotte et du jour redoutable où le tailleur présenterait le mémoire de tant d’habits neufs, il me répondait :

« Précisément, parce que je suis jeune, j’ai besoin de tout connaître, et je veux tout apprendre par expérience et non par ouï-dire. Je sens en moi deux hommes, l’un qui agit, l’autre qui regarde. Si le premier fait une sottise, le second en profitera. Tôt ou tard, s’il plaît à Dieu, je payerai mon tailleur. Je joue, mais je ne suis pas un joueur, et, quand j’ai perdu mon argent, cette leçon vaut mieux que toutes les remontrances du monde. »

De temps à autre, il y avait, en effet, des lendemains mélancoliques, des matinées de regrets superflus. Pour ces jours de misère, le poète aimait à se composer un costume de situation. Du fond d’une armoire, il tirait un vieux carrick jaune à six collets et qui aurait pu faire trois fois le tour de son corps. Ainsi affublé, il se couchait sur le tapis de sa chambre et fredonnait d’un ton lamentable quelque vieil air contemporain de son carrick. Lorsque, en entrant chez lui, je le trouvais enfoui sous cet habit de pénitent et dans une attitude de mélodrame, je savais que les cartes s’étaient montrées intraitables. Au premier mot que je voulais lui dire : — « Qu’on me laisse, s’écriait-il en se voilant la face, qu’on me laisse dans mes haillons et mon désespoir ! »