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tant de table, et ne le trouvèrent plus. Il s’était échappé pour venir passer quelques heures dans ma chambre. Je l’interrogeai sur l’emploi de sa soirée. « J’ai fait de mon mieux, me répondit-il, pour m’amuser comme les autres ; mais je n’ai réussi qu’à m’étourdir, car je n’ai plus le sentiment du plaisir. »

Je lui demandai ce qu’il entendait par là. Les explications qu’il me donna me parurent singulières ; je l’engageai à les résumer et à les mettre par écrit. — C’est un conseil que je lui ai donné souvent, et dont malheureusement il n’a guère tenu compte. — Cependant il est probable que, cette fois, il écrivit ses réflexions avant de se mettre au lit ; je crois reconnaître un souvenir de la conversation que je viens de rapporter dans les lignes suivantes que je retrouve parmi ses papiers :


« L’exercice de nos facultés, voilà le plaisir ; leur exaltation, voilà le bonheur. C’est ainsi que, depuis la brute jusqu’à l’homme de génie, toute cette vaste création se meut sous le soleil dans l’accomplissement de sa tâche éternelle. C’est ainsi qu’à la fin d’un repas, les uns, échauffés par le vin, saisissent des cartes et se jettent sur des monceaux d’or, le front sous une lampe ; les autres demandent leurs chevaux et s’élancent dans la forêt ; le poète se lève, les yeux ardents, et tire son verrou derrière lui, tandis qu’un jeune homme silencieux court au logis de sa maîtresse. Qui peut dire lequel est le plus heureux ? Mais celui qui reste immobile à sa place, sans prendre part au mouvement qui l’entoure, est le dernier des hommes ou le plus malheureux.

« C’est ainsi que va le monde. Parmi les coureurs de