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à l’heure, me répondit-il, tu me diras comment cela s’appelle. Ce n’est ni un mémoire, puisque l’histoire n’est pas tout à fait la mienne, ni un roman, puisque je parle à la première personne. Il y a trop de choses inventées pour que ce soit une confession, et trop de choses vraies pour que ce soit un conte fait à plaisir. C’est une œuvre sans nom. Ce qu’il y a malheureusement de trop réel, c’est la douleur qui me l’a dictée et les larmes que j’ai versées en l’écrivant. »

Il prit alors son manuscrit, et me lut cette œuvre bizarre. En voici l’introduction :


« Bien que le motif qui vous pousse soit une chose assez misérable, puisque ce n’est qu’un peu de curiosité, vous saurez de moi tout ce que vous voudrez. Vous m’êtes à peu près inconnus ; votre pitié ou votre sympathie m’est absolument inutile. Ce que vous en direz m’importe encore moins, car je n’en saurai rien. Cependant je vous montrerai le fond de mon âme aussi franchement et aussi volontiers que si vous étiez mes plus chers amis. N’en soyez ni surpris ni flattés. Je porte un fardeau qui m’écrase, et, en vous en parlant, je le secoue, avant de m’en délivrer pour toujours.

« Quel récit je vous ferais si j’étais un poète ! Ici, au sein de ces déserts, en face de ces montagnes, que vous dirait un homme tel que Byron, s’il avait à peindre mes souffrances ? Quels sanglots vous entendriez ! Et ces glaciers les entendraient aussi. La nature entière s’en remplirait, et, du haut de ces pics, un éternel écho en descendrait dans l’univers. Mais Byron vous dirait cela en plein air, au bord de quelque précipice. Moi, messieurs, je vais fermer la fenêtre ; c’est dans une chambre d’auberge qu’il me convient de parler ; et il est juste que je me serve d’un langage que je méprise, d’un