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L’exagération s’en mêlant, il me fit une peinture terrible du prosateur péniblement courbé sur sa table, ayant deux cents pages dans la tête et réussissant à grand’peine à en écrire une dizaine en six heures, s’arrêtant épuisé, les yeux rougis, les doigts roidis par la fatigue, jetant un regard douloureux sur ces pattes de mouche, faible produit de sa journée, rêvant à tout ce qu’il lui reste à dire, s’effrayant d’en avoir dit si peu, et passant de la lassitude au découragement.

Comme le père prudent de la Jeune Veuve de La Fontaine, je laissai le torrent couler ; et puis j’essayai de faire entendre au poète en fureur qu’on ne pouvait pas mettre au jour une nouvelle d’un coup de baguette, que le Fils du Titien, Emmeline et Croisilles lui-même avaient été écrits avec trop de verve pour qu’on y sentît le moindre effort, que la facilité de l’exécution ajoutait au plaisir de la lecture, et que, d’ailleurs, je n’avais jamais vu l’auteur dans cet état de prosateur galérien dont il venait de faire l’effroyable portrait.

« Tout à l’heure, s’écria-t-il, je serais dans cet état si je vous écoutais. Il ne me manque, pour y tomber, que de remplir mes engagements. Rendez-moi mes embarras et mes créanciers. Je veux avoir des dettes, moi ; je veux manger de la vache enragée si cela me plaît ; qu’on me reconduise aux carrières ! »

Persuadé que ce grand désespoir se calmerait bien-