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bien ! ce plaisir naturel, mais vulgaire, cette impatience du lit et de la table que vous sentez pour ce qui vous est connu et familier, supposez maintenant que vous l’éprouvez pour tout ce qui existe, noble ou grossier, connu ou nouveau ; supposez que votre vie est un voyage continuel, que chaque barrière est votre frontière, chaque auberge votre maison ; que, sur chaque seuil, vos enfants vous attendent ; que dans chaque lit est votre femme ; vous croyez peut-être que j’exagère ; non, c’est ainsi qu’est le poète ; c’est ainsi que j’étais à vingt ans[1] ! »


Il aurait dû ajouter : C’est ainsi que je suis encore et que je serai toujours. Comme M. Saint-René Taillandier l’a dit de Gœthe, il allait semant à chaque pas des fleurs de poésie. Toutes les impressions vives ou douces de sa vie ont produit quelque pièce de vers. Après avoir écrit la Nuit de mai, comme s’il eût senti la guérison dans ce premier baiser de sa muse, il me déclara que sa blessure était complètement fermée. Je lui demandai si c’était tout de bon et si cette blessure ne se rouvrirait jamais.

« Peut-être, me répondit-il ; mais, si elle s’ouvre encore, ce ne sera jamais que poétiquement. »

Vingt ans plus tard, un soir, dans le salon de notre mère, la conversation roula sur le divorce. Alfred dit, en présence de plusieurs personnes qui ne l’ont point oublié : « Les lois sur le mariage ne sont pas si mauvaises. Il y a tel moment de ma jeunesse où j’aurais

  1. Extrait du Poète déchu. Cette page a été écrite en 1839.
    P. M.