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dant la journée, il mena de front la conversation et le travail, comme ces joueurs d’échecs qui jouent deux parties à la fois. Par moments, il nous quittait pour aller écrire une dizaine de vers et revenait causer encore. Mais, le soir, il retourna au travail comme à un rendez-vous d’amour. Il se fit servir un petit souper dans sa chambre. Volontiers il aurait demandé deux couverts, afin que la Muse y eût sa place marquée. Tous les flambeaux furent mis à contribution ; il alluma douze bougies. Les gens de la maison, voyant cette illumination, durent penser qu’il donnait un bal. Au matin de ce second jour, le morceau étant achevé, la Muse s’envola ; mais elle avait été si bien reçue qu’elle promit de revenir. Le poète souffla les bougies, se coucha et dormit jusqu’au soir. À son réveil, il relut la pièce de vers et n’y trouva rien à retoucher. Alors, du monde idéal où il avait vécu pendant deux jours, l’homme retomba brusquement sur la terre, en soupirant comme si on l’eût tiré violemment d’un rêve délicieux et féerique. À l’enthousiasme succédaient tout à coup un ennui, un dégoût de la vie ordinaire et de ses petites misères, une mélancolie profonde. Pour se relever d’un si grand abattement, il semblait que tout le luxe de Sardanapale, tout ce que Paris peut offrir de distractions et de raffinements suffiraient à peine ; mais la rencontre d’un joli visage, un morceau de musique, un billet gracieux arrivant à propos dissipaient les ténèbres, et il fallait bien